« C’est bon, Noémi est là ? On peut commencer ? On vérifie toujours maintenant, parce qu’une fois, on a retrouvé Dorothée bien droite sur sa petite chaise en bois, à attendre calmement le gâteau d’anniversaire de sa sœur, alors que Noémi était planquée dans l’armoire de l’entrée. Elles jouaient à se cacher, mais quand Dorothée a vu que c’était l’heure du goûter, elle a laissé sa petite sœur en plan ! Elle vendrait sa sœur pour un fraisier celle-là ! »
Quand j’étais p’tite, avec Noémi, après le thé de sa poupée et de mon ours, on jouait souvent à cache-cache. Noémi, elle a la trouille, et ça me plaît bien, ça me fait oublier que j’ai la trouille aussi. J’ai toujours de meilleures planques qu’elle. Ça me fait sentir supérieure, pour tout dire. Elle est nulle ; une fois, même, je l’ai trouvée à cause de ses chaussettes qui dépassaient sous les rideaux. Quand je l’entends compter ou remuer la maison pour me trouver, je mets mes mains sur ma bouche pour qu’elle ne m’entende pas glousser. Mais quand elle s’éloigne de ma cachette, je suis clairement moins excitée. J’ai l’impression qu’il y a quelqu’un qui souffle dans ma nuque, et que dès que je m’arrête de respirer, l’intrus arrête de respirer aussi, parce qu’il est malin. Je n’ose pas me retourner, vous comprenez bien pourquoi, alors je sors de ma cachette d’un coup. Et puis, et puis voilà… Noémi me trouve forcément…
Une fois, à son anniversaire, elle m’a attendu ultra longtemps, pour montrer qu’elle avait pas peur. Et moi, je suis allée à la table du goûter, où le gâteau et les cadeaux étaient installés, et j’ai demandé à papa et maman si je pouvais commencer. Ils ont fait ces yeux ronds d’adultes qui ne savent pas encore s’ils sont fâchés ou pas. Finalement, papa a éclaté de rire et maman m’a caressé la tête en me rappelant que c’était la fête de ma petite sœur. Mince, j’avais complètement oublié le cache-cache ! J’avais oublié ma sœur et c’était bien.
« Quelqu’un a goûté à ma bouillie ! » dit le Papa-Ours de sa grosse voix bourrue.
« Quelqu’un a goûté à ma bouillie ! » fit la Maman-Ours de sa moyenne voix.
« Quelqu’un a goûté à ma bouillie et l’a toute mangée ! » cria Bébé-Ours de sa toute petite voix.
•••••
Elle avait à peine huit ans quand, à force de questions, elle apprit qu’elle était une enfant non voulue, une mauvaise surprise, une chose abandonnée. Elle avait toujours soupçonné un gros mensonge, vu le nombre de détails qui trahissaient les inventions toutes plus grossières les unes que les autres de ses parents. Elle n’était jamais allée plus loin que son intuition, sa couleur de peau se chargeant de mettre en lumière l’évidence criante de sa non-appartenance au clan familial. C’était une petite fille enragée, bagarreuse, pleine de colère inexpliquée. Au jour de son énième exclusion scolaire, ses parents décidèrent de l’envoyer au pensionnat chez les bonnes sœurs. Ils plaçaient en elles leur dernier espoir d’apprivoisement de cette enfant sauvage et incontrôlable.
Inconnue de tous, la fillette y vit l’opportunité de recréer sa propre histoire. Elle se mit alors à raconter à qui voulait bien l’entendre qu’elle avait été élevée par le garde forestier du parc du château mitoyen, que son père était en réalité un grand Maharadjah d’Inde et que, lors d’un voyage en France, il avait séjourné chez les châtelains du dit château. La châtelaine et lui avaient ainsi vécu un amour secret et passionné et à sa naissance, la petite fille avait été confiée par le mari jaloux au garde forestier pour ne pas éveiller les soupçons.
Lorsque la véracité de ses dires était remise en question, elle dégainait sa botte secrète. La preuve irréfutable de ses explications : elle avait, à un endroit caché, qu’elle avait juré de ne jamais dévoiler même au péril de sa vie, incrusté au plus profond de la chair, un petit éléphant blanc. Une marque de naissance que seuls les membres de la famille royale possèdent.
Ce n’est que des années plus tard, lors de son premier voyage en Inde, que la petite fille devenue grande découvrit que son intuition ne l’avait pas trompée. À l’occasion d’une visite dans un temple hindou, elle se retrouva face à une représentation d’Indra, le roi des dieux, et Seigneur du Ciel, chevauchant un gigantesque éléphant blanc nommé Vahana. Son cœur ne lui avait pas menti.
Et moi je suis qui ?
Je suis quoi, je sors d’où ?
Zora, ses parents sont des gitans, ils voyagent tout le temps. Véro, c’est la fille du maire. Elle, c’est pas des oranges qu’elle a à Noël, c’est carrément un verger avec des poupées qui cueillent les fruits pour elle. Louise, elle a quarante-six frères et sœurs et ils ont tous la même tête, jamais on se demanderait si ils sont de la même famille.
Moi je suis quoi ?
Et ben on en sait rien… c’est super.
Parfois je me demande si j’aurais pas mieux fait de me taire. J’étais bien avant de savoir.
— Ah oui ? Tu préférerais tout oublier, recommencer à zéro ? Zap ! On efface tout.
— Hum…
— Mais les parents, c’est pas censé tout savoir ? Ils sont pas censés nous rassurer, répondre à nos questions ?!
— Ils ont bien voulu de toi, c’est déjà pas mal. Si ça ce trouve il y avait que nous à la fourrière des enfants. Nous, la fille à la peau sale et un garçon avec les cheveux verts qui puent. C’est mieux d’avoir la peau foncée que de puer tout le temps.
— Oui, mais pourquoi ils mentent ? Pourquoi j’ai pas le droit de savoir ?
— Peut-être qu’on est punies, on a peut être été méchantes et on nous a donné à Papa et Maman.
— Tu crois ?
— Regarde, tu vois bien qu’on n’est pas gentille, qu’on se bagarre tout le temps quand on est avec les autres.
— Mais c’est parce qu’ils se moquent de nous !
— Oui, mais eux ils se font pas renvoyer de l’école. Ils se font pas renvoyer de la famille où ils sont nés.
— Je me demande où on est né… tu crois que nos parents c’étaient des voleurs ou des bandits ? Si ça s’trouve on est recherchée par la police !
— Ça expliquerait notre côté rebelle.
— J’aimerais bien que notre père ce soit quelqu’un d’important.
— Mais c’est quelqu’un d’important.
— Non pas lui. Lui je lui parle plus c’est un menteur. Je veux dire notre vrai père.
— J’en ai marre que tout le monde me demande pourquoi je suis pas comme eux et d’où je viens. Chez les bonnes sœurs ça va recommencer tout pareil sauf que cette fois-ci je saurai pas quoi dire.
— On a qu’à dire qu’on revient de vacances, que nos parents nous on emmené dans un pays du soleil. Ça ferait plaisir à maman qu’on parte en vacances.
— Maman je l’aime pas, j’aime que papa. Elle parle pas, elle dit jamais rien, c’est comme si elle était était devenue vieille quand elle a eu quinze ans.
— T’es méchante.
— Je sais, les grands me le disent souvent. Je suis pas contente. Je suis même un peu triste, je crois. En tout cas j’ai envie de pleurer quand je regarde les pois de senteur qu’on a plantés avec eux dans le jardin.
— Puisqu’on arrive dans une nouvelle école, on a qu’à inventer une histoire.
— On pourrait être la fille du roi d’Angleterre ! On aurait le droit de manger tous les cookies du monde !
— On parle pas anglais, ça se verra. Il faut choisir un pays exotique que les gens ne connaissent pas. Il faut que notre vie soit plus belle qu’ici. Ici on étouffe.
— J’ai trouvé ! On est la fille du Maharadjah de l’Inde. Et notre mère c’est une Duchesse comme dans les Aristochats.
— Et si jamais ils disent qu’on ment ?
— Euh… C’est quoi ton animal préféré ?
— La grenouille.
— Ok ! Alors on va leur dire qu’on a une marque secrète qui prouve qu’on dit la vérité, mais qu’on peut pas la montrer même si on nous torture.
— Ce sera une grenouille ?!
— Ce sera un éléphant blanc.
« Laquais, commanda le Roi, retournez au château et rapportez l’un de mes plus beaux habits
pour le marquis de Carabas. »
Le fils du meunier était très étonné.
« Qui est ce marquis de Carabas ? » demanda-t-il au Chat à voix basse. « J’ai dit au Roi que vous étiez marquis », lui murmura le Chat. […] Le Roi arriva peu après dans son carrosse.
« À qui est ce beau champ ? » s’enquit-il.
« À notre maître, le marquis de Carabas », répondirent en chœur les moissonneurs que le Chat avait terrifiés.
« Vous avez de bien belles terres », dit le Roi au fils du meunier.
[…]
« Bien sûr ! Je peux me transformer en toutes sortes d’animaux » se vanta l’Ogre.
BOUM ! Un coup de tonnerre retentit dans tout le château, et le Chat fut soudain face à un éléphant.
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« Tiens, j’ai reçu des nouvelles de mon filleul l’autre jour ! Il est de retour au pays. Il a accosté il y a quelques semaines. Il viendra peut-être nous rendre visite. Tu ne te souviens pas de lui ? Mais si ! Pour son baptême on était allé les voir chez eux, en bord de mer. On en avait même profité pour passer une journée à la plage. On avait posé son landau sur des rochers pour qu’il fasse sa sieste et la mer avait monté tout autour de lui ! Il a failli être bien mouillé ! »
— Tu le connais toi, le filleul de maman ?
— Je l’ai jamais vu, mais il paraît que c’est pas n’importe qui ! On m’a raconté qu’il était capitaine d’un grand bateau.
— C’est vrai ?
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— Oui ! Même qu’on m’a dit qu’il avait le pied marin depuis tout petit. Tout bébé même.
— Mais ça se peut pas d’avoir le pied marin quand on est bébé ! On sait même pas s’en servir de ses pieds.
— Je te dis que lui si ! Il lui est arrivé un truc incroyable et depuis c’est devenu un marin né.
— Et c’est quoi ce truc incroyable ?
— C’est une aventure super dangereuse, il aurait même pu mourir !
— Raconte !
— Eh ben une fois, sa famille l’a emmené à la plage. Maman était là aussi, c’est elle qui m’a raconté l’histoire. Et donc, comme il était tout petit on l’a laissé dans son landau alors il s’est endormi. Du coup on l’a posé sur des rochers pour qu’il puisse faire sa sieste tranquillement et bien au sec. Pendant ce temps-là, les adultes s’amusaient avec les autres enfants. Mais ils n’ont pas fait attention à la marée qui montait, montait, montait, et qui commençait à entourer le berceau ! Il y avait de l’eau tout autour de lui, mais il ne se rendait compte de rien, il dormait comme un loir… Et l’eau a tellement monté qu’elle a fini par emporter le landau ! Et les grands ne se sont même pas aperçus qu’il y avait quelque chose qui clochait ! C’est pour ça que c’est toujours à moi qu’ils demandent de te surveiller, eux ils sont vraiment pas doués pour le faire.
— Et alors le bébé ! ?
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— Ils ont fini par remarquer qu’il n’était plus là où ils l’avaient posé, mais qu’il dérivait sur les vagues.
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— Mais un landau ça flotte pas !
— Bien sûr que si ça flotte, sinon il aurait coulé à pic et il y aurait pas d’histoire ! Et donc ils se sont jetés à l’eau pour le récupérer. Mais s’ils ne l’avaient pas vu, va savoir jusqu’où il serait allé ! Si ça se trouve, il serait mort. Ou bien il aurait échoué sur une île déserte… Enfin, ils l’ont sauvé. Et devine quoi ?
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— Quoi ?
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— Il dormait encore.
Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté tantôt de l’autre ; je disputai contre eux ma vie […]. Capitaine, […] je suis ce Sindbad que vous croyiez mort et qui ne l’est pas.
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Ary n’est plus. Cependant, comme il était aimé de tous, avec tendresse nous parlons de lui, vantant sa perspicacité, son sérieux, son esprit, comme chez beaucoup de médecins à la fois mathématique et artistique, ainsi que son irréfutable sens diplomatique dans la résolution des conflits familiaux : le célèbre « Va dans ta chambre » dit froidement avec les sourcils froncés et le regard perçant est passé à la postérité. Le Grand-Père, sage parmi les sages, patriarche parmi les patriarches, prenait place en bout de table le soir de Pessah (la Pâque juive, que célébra le Christ avant sa Passion) délivrait la Matsa (le pain qui n’avait pas eu le temps de lever avant la sortie d’Égypte de Moïse et de son peuple, qui donna l’eucharistie) à toute la famille. Il prenait le pain, le rompait, et le donnait à chacun des membres réunis autour la table.
Avril. Il est des évènements récurrents chaque année auxquels on ne tenait pas jusqu’ici et qui, finalement, finissent par s’imposer d’eux-mêmes comme une nécessité de par ce qu’ils sont les seules sources qui puissent éveiller notre passé. Pessah, la Pâque juive, célébrée le 14 du mois de Nissan, le soir de la première pleine lune d’avril est un de ces évènements-là. Nous nous rappelons à travers chants et prières la sortie d’Égypte, et mon oncle Pascal, comme son père jadis, délivre la Matsa aux convives. Il n’est pas un an où nous ne nous remémorons avec rire et tendresse la façon qu’Ary avait de nous servir le pain azyme. Il prenait le pain, le rompait, et le donnait à chacun des membres réunis autour de la table en le leur jetant dans l’assiette. Le grand jeu était de bien viser et nous étions tous suspendus au geste nonchalant qui envoyait avec suffisance le pain qui s’émiettait durant sa course. C’était à peu près toujours bon quand il s’agissait des assiettes des personnes assises jusqu’à trois couverts à la ronde. Mais après, le pain partait filant, volait, laissant derrière lui des gerbes de mie saupoudrant la table et ses plats, puis rebondissait une fois ou deux avant d’achever sa course en plusieurs morceaux autour de l’assiette du pauvre cousin qui avait entre-temps tendu ses bras en manquant de renverser une vaisselle, se contorsionnant en tous sens pour sauver sa misérable part sous les rires grandiloquents des quelque vingt parents présents.
Cette Matsa que nous mangeons, pour quelle raison ? Parce que la pâte de nos pères n’eut pas le temps de lever avant que le Roi des rois, le Saint, béni soit-Il, Se révèle à eux et les libère. « Ils firent cuire les Matsot de la pâte qu’ils avaient emportée d’Égypte, car elle n’avait pas levé ; car ils avaient été chassés d’Égypte et n’avaient pas pu attendre, et ils n’avaient pas également préparé provisions en dehors de cela. »