Comment parler du jeu tragique dans le cadre du cours de masques neutres de Mario Gonzalez, tel qu’il le dispensait dans la salle Jouvet du CNSAD dans les années 90 ?
Le carré ouvert dans le ciel de la pointe d’un bâton dessine sur le sol un cercle, carré mou, dégagé de sa perfection stellaire. Là se convoquent les mondes de la grande verticale souple qui lie le ciel, la terre et les enfers. Elle traverse le cercle en son milieu. La pauvreté des moyens est à l’image de la condition humaine. Quelqu’un arrive qui ôte une chemise parfaitement noire pour revêtir une chemise parfaitement noire qu’il portait pliée sous son bras. Une autre se déchausse et dit les paroles à voix basse. Un troisième, en retard, prend garde à ne pas se presser et attache méticuleusement ses cheveux avant de les serrer sous un bas noir. Deux autres s’entraident tandis que le cercle s’éclaire. Le dernier n’a plus qu’à se déchausser. Les voilà au bord du cercle, pieds nus marquant les heures. Les masques s’abaissent sur les visages. Peau sur peau. Parfaitement lisses. Pour les yeux seulement deux meurtrières. Point d’épée. Combats pourtant. Impossible à présent de les distinguer. Ils sont six. Ils vont jouer au jeu par excellence. Au jeu antique. Au jeu d’avant le jeu des jeux, où il n’y a qu’un seul déplacement, vers la mort. Le premier qui a relevé la tête entre dans le cercle avec un premier pas. Il s’appelle, l’espace d’un tour, le protagoniste. En face de lui, le coryphée accepte sa proposition et avance d’autant. Le deuxième pas du protagoniste doit être parfaitement identique au premier. Ce qui n’est pas possible. Le plancher grince, le corps a changé, la lumière et les ombres ne sont plus les mêmes… Le coryphée en est pourtant le seul juge, dans le monde réduit au cercle. Oui, il avance à nouveau. Non, il baisse la tête et meurt le protagoniste, qui vient prendre sa place tandis que le coryphée se fond dans son ombre, première esquisse du chœur à venir. Le nouveau protagoniste entre. Il vient se placer exactement là où son prédécesseur a perdu la vie. Quand sur ce point, ses deux pieds sont parallèles, il relève la tête et croise le regard du coryphée. C’est du fer. Aucun ne sait qui est derrière le masque. Personne ne cherche à le savoir. Cela n’a rigoureusement aucune importance en comparaison à l’enjeu en présence. La tension du regard d’une meurtrière à l’autre, c’est le fil sur lequel s’avance le protagoniste, sur lequel le chœur vient à sa rencontre. Un pas à la fois. Un grand pas est accepté par un pas égal. Ils sont tout proches quand le protagoniste meurt, au refus de son troisième pas. Il y a un vertige à se retrouver si près du centre du cercle pour le troisième tour de jeu. Le protagoniste fait un long chemin pour prendre sa place, tandis que derrière le coryphée, les deux autres joueurs sur la même ligne lui font paire d’ailes. Tous trois forment un groupe serré sans aucun contact pourtant et ils avanceront comme un seul. Un seul sans nom, sans complément. Le protagoniste lève la tête. Le chœur trop proche lui semble une falaise. Il recule d’un pas. Le regard tient, mais le coryphée vacille sous le coup de la surprise. Pour prolonger le jeu, le regard, la vie, il faut accepter cette séparation. Le chœur recule à son tour, comme un bloc. Le cœur se déchire de s’éloigner davantage au deuxième pas, accepté aussitôt tout imparfait qu’il soit. Le troisième est immanquablement refusé, c’est la règle. On ne peut s’arranger qu’une seule fois avec la vérité. Le protagoniste suspend son pas. Quand enfin il l’accomplit, le coryphée tient immobile son regard quelques secondes immenses comme la mer. Et puis le plus lentement possible, baisse la tête et tue ce qu’il aime. Quand le coryphée disparaît dans le chœur, tout a disparu de ce qui vient de se jouer. Les ombres n’ont pas de mémoire. Et ainsi le jeu se poursuit et puis s’achève, au dernier protagoniste, faute de combattant.
Visuel : Timbre 1 © Céleste Ingrand