LA MAISON DU DIABLE

Il était une fois un jeune homme très pauvre. Il vivait dans une famille très pauvre, dans une contrée très pauvre, où les habitants mangeaient au mieux un jour sur deux. La faim était une chaîne extrêmement lourde que tous traînaient derrière eux, qui entravait leur pas et assourdissait leurs oreilles. Et le froid, un tourmenteur, qui élargissait chaque jour les trous de leurs habits et usait prématurément leur peau. Dans toute cette misère, il y avait, au milieu de la forêt, une belle maison qui semblait abandonnée. Mais personne ne s’y aventurait, même quand la pluie crevait les toits des masures environnantes, parce que c’était la maison du diable. Oui, un diable vivait là, qu’on avait aperçu autrefois, trouant les fenêtres de la nuit avec ses yeux de flammes. Il ne faut pas y aller, sous aucun prétexte, jamais, jamais…
Or, il advint qu’un jour la coupe du jeune homme fut pleine de trop de vide, de frissons glacés, des ballonnements de son ventre affamé. Alors, il surmonta sa peur, et il décida d’entrer dans la maison.
Il s’attendait à être déchiqueté et mangé dès qu’il aurait passé le seuil, et c’était presque un réconfort pour l’épuisement de son âme. Il poussa la porte qui résista un peu et grinça beaucoup. Son cœur battait très fort dans son corps vide et lui faisait mal comme si une main griffue l’avait empoigné. Mais il entra tout de même. Il n’y avait plus que le silence et les battements de son cœur, qui s’estompèrent au fil des minutes qui s’écoulaient, comme l’eau d’un glacier, sans que rien ne se produise d’extraordinaire. Le jeune homme alors, prudemment quitta l’entrée pour une grande pièce accueillante, où brûlait un feu nourri derrière une table chargée de tous les mets dont il avait toujours rêvé. La peur au ventre, mais la faim plus encore, il s’assit d’une fesse sur le grand fauteuil de maître, — le seul disponible, puisque l’assise des autres était chargée de livres — et il mangea tout son soûl. Le diable ne s’était toujours pas montré à la fin du repas, mais le jeune homme savait dans le fond de son âme que tôt ou tard, il apparaitrait.
J’aurais au moins dans ma vie fait un repas convenable, se dit-il, bien peu de ceux que je connais peuvent se vanter d’autant.
Réconforté par ce pensement, il décida d’explorer la maison. À l’étage, où conduisait un majestueux escalier de bois, il trouva une chambre toute chaude de plumes et de courtepointes. Autant dormir dans un bon lit, se dit-il, mourir dans mon sommeil serait bien doux. Et sans faire ni une ni deux, il se glissa sous l’édredon framboise et s’endormit en un clin d’œil.

À son réveil, le diable n’avait pas donné signe de vie, mais le jeune homme savait dans le fond de son âme que tôt ou tard, il apparaitrait. Cependant, heureux de ce répit et de sa nuit sans rêve, il eut l’audace d’ouvrir la grande armoire qui trônait en grosse majesté dans le fond de la chambre. Elle contenait toute sorte d’habits chauds et beaux, onctueux comme des sourires, pratiques et légers, confortables et élégants, qui tous lui allèrent comme un gant. Le jeune homme jeta dans le feu ses vieilles nippes râpées et se choisit bientôt un costume de voyage pour parcourir le monde et une paire de bottes inusables. Il n’allait pas traîner là et la vie l’attendait, à présent qu’il avait découvert son courage… Mais comme le diable ne se pressait pas à mettre le holà : au lieu de fuir comme un couard, je m’en vais profiter un peu de cette maison, me refaire une santé, dormir et manger, se dit-il, et puis je m’en irai.
Les jours passèrent, de la table au lit et du lit à la table, et les semaines, moelleuses, et les mois semblables à de gros chats endormis près du feu. Jamais le diable ne s’était montré, mais tout au fond de son âme le jeune homme savait que tôt ou tard, il apparaitrait.
Il pensait parfois à ses parents, à ses amis d’autrefois, qui avaient tenté tant de fois de le dissuader d’entrer dans la maison du diable et qui le croyaient mort à présent. Il riait d’eux et puis il leur pardonnait et il imaginait quels cadeaux somptueux il leur ramènerait, un jour, plus tard…
Un soir, qu’il montait se coucher sans avoir pris la peine d’allumer une chandelle tant la maison lui était devenue familière, son cœur se glaça au détour de l’escalier : en face de lui brillait deux yeux de flammes. Le jeune homme dégringola les marches et se tapit dans un coin, à l’affût d’un bruit, d’un mouvement… Mais rien. Le diable ne quittait pas l’escalier. Les minutes passèrent et tout à coup, il eut sommeil et l’envie du dodu lit de plume se fit plus forte que tout. Je ne vais pas fuir dans cette nuit froide, en pantoufle et robe de chambre, alors qu’il y a à l’étage tout une garde-robe à ma taille., se dit-il. De quoi aurais-je l’air en arrivant au village ?
Alors sentant se remplumer son courage, il se releva et entreprit, le cœur battant, l’ascension du grand escalier de bois. Arrivé en son milieu, il vit les yeux rouges qui le fixaient, méprisants et moqueurs. Rien ne bougeait. Le jeune homme s’avança encore de trois pas. Il reconnut alors le diable, avec ses riches habits de nuits, son ventre qui ne faisait pas pitié et ses cheveux hirsutes. Les yeux de flammes ne le lâchaient plus. Il s’approcha encore, hypnotisé par sa propre image qui se reflétait dans le miroir de l’escalier. À force de vivre dans la maison du diable, de manger les repas du diable, de dormir dans le lit du diable et de porter les vêtements du diable, il était devenu… le diable.

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