Le fait qu’Alice
Le fait que j’avais quatre ans alors peut-être cinq, le fait que jusqu’à l’âge de dix-onze ans les enfants s’obstinent à compter les demi-années et à les mentionner quand on leur demande leur âge, le fait que ça s’arrête à un moment changement de braquet, tournez la page, sauter un chapitre c’est faire de sa lecture, Bonheur de Proust : d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages, le fait qu’on dit ensuite j’aurais tel âge en décembre comme s’il était certain qu’on allait arriver jusque là vivant, le fait qu’on persiste à célébrer les anniversaires des personnes mortes en leur donnant l’âge qu’elles auraient si elles ne l’étaient pas, le fait qu’il est communément admis qu’on mente sur son âge les éraflures que j’impose à la belle enveloppe : je cours, je saute, je lève la tête, je replonge et particulièrement les femmes, le fait qu’il est communément admis qu’on mente dans la sphère intime, privée, publique, le fait que les chronologies tremblent, en règle générale, le fait que la chronologie demeure incertaine, incertaine en la demeure, péril en la demeure, mise en demeure, le fait que les ultimatums, le chantage affectif les supplications pour obtenir des réponses exactes en vu d’établir une chronologie exacte sont vouées à l’échec puisque la mémoire est plastique, le fait que Nicolas Sarkozy n’était pas à Berlin le soir de la chute du Mur, mais que depuis qu’il a affirmé y avoir été, omniprésence rétroactive de la mégalomanie, je ne peux pas l’empêcher de surgir à l’évocation du Mur, de Berlin et de la chute, le fait qu’en dépit de tous ses efforts Proust ne peut plus s’emparer du beau nom de Guermantes depuis que le prénom d’une petite fille jamais réapparue depuis s’est lié à lui, le fait qu’à chaque souvenir s’ajoutent le ou les récits donnés précédemment du souvenir, s’ajoute la langue qui va en dire tout autre chose, avec en prime les photos des albums qui sèchent sur les rayons reculés des étagères ou croupissent dans des caves, tout ça confit dans le dédain, la honte et la veulerie, le fait que chez Alice les photos étaient exposées sur touts les surfaces de la maison, murs porte du frigo manteau de cheminée coins de miroirs de tableaux… le fait que Les très riches Heures du Duc de Berry se lisent comme une bande dessinée dont on aurait retiré les cases et les phylactères, le fait que les vitraux se lisent comme une bande dessinée dont on a tracé les cases au plomb, saturnisme, évacuation des locaux, il faut refaire les peintures alors on n’a qu’à tout changer pendant qu’on y est, le fait que les photos peuvent aussi être rangées dans une boîte pour ne pas les abîmer pendant les travaux, le fait que j’étais déjà fort au memory, il est doué d’une mémoire photographique cet enfant, c’est très bon pour Alzheimer, enfin contre vous m’avez compris en tous cas ils jouent à ça pendant des heures tous les deux, le fait que l’enfant aimait que les choses aient un ordre et qu’elles se succèdent, le fait que j’étais moins jeune, mais encore jeune et éloigné pour la succession d’Alice, tu ne vas pas rentrer pour ça, on sait faire, qu’est-ce que tu ferais de plus on s’occupe de tout, le faire que je suis et demeurerai le plus jeune de cette famille à présent, le fait q’une étude menée aux USA révèle que le suicide y est la quatrième cause de mortalité chez les 10-14 ans, le fait que dans cette famille on ne me prévient jamais qu’après coup parce qu’il ne faut pas m’inquiéter pour rien, le fait que le suicide des jeunes enfants demeure un sujet qui jette un froid en soirée, le fait qu’après coup c’est déjà trop tard pour comprendre dans quel ordre les choses se sont passées et comment elles ont pu se succéder, un coup d’éponge, tous les cartons déplacés pour pouvoir faire passer le brancard, le fait qu’on utilise le même brancard et le même hôpital pour les vivants et les morts, le fait qu’Alice est demeurée dans sa maison jusqu’au bout, terrée dans sa chambre avec la petite salle d’eau pendant les travaux de rénovations, le fait qu’un ouvrier se rappelle très bien avoir partagé un sandwich avec elle assise sur un barreau d’échelle dans le salon bâché, le fait que ça ne colle pas, ça non plus, Alice terrée, Alice qui mange un sandwich, le fait que ses affaires chéries sont parties à la benne, parties lors du vide-maison avec la pancarte dehors et l’annonce dans le journal, le fait qu’il n’existe plus nulle part quoi que ce soit pour me rappeler mon enfance auprès d’elle, le fait que je m’en souviens tout de même, le fait qu’un jour mon frère Sacha a eu un accident, le fait que ce n’est pas ce jour-là, ni aucun qui lui soit proche que je l’ai appris (compris ?), le fait que les frais de rapatriement et la paperasse de ces pays-là c’était trop, le fait que la famille a choisi une solution plus adaptée, le fait qu’on ne sache pas où, le fait que je ne me rappelle que son absence à présent, le fait que le chat aimait dormir sur mon oreiller bleu à nuages, le fait que parfois la marque en creux d’une tête sur l’oreiller réapparaissait quand bien même j’avais fait mon lit soigneusement le matin, le fait que je savais que c’était le chat, mais que c’était aussi toujours Sacha qui dormait dans mes nuages tandis que je m’ennuyais à l’école, le fait que la succession d’Alice comporte un codicille me concernant celé pour la famille jusqu’à ma majorité, le fait que Maître Cliquet me laissait mettre de l’ordre dans les revues notariales de sa salle d’attente, le fait qu’on entend très bien des voix qui crient derrière les portes, le fait qu’on ne peut pas jurer quelles voix crient et peut-être la mienne dont je me souviendrais du dehors, le fait d’être un enfant fragile, le fait d’entendre qu’on est un enfant fragile, le fait de le croire, le fait que les enfants et les vieilles personnes sont fragiles, le fait qu’ils se serrent leurs coudes fragiles et jouent aux osselets avec leurs petits os de poulet, le fait qu’Alice a cru qu’on était copains de grande maternelle, le fait que c’était vrai (aussi) et manger des vers de terre pour de faux et casser une vitre avec un lancé de barbies maladroites, le fait que la plupart du temps Alice était davantage ma grand-mère, genre memory et petit gnou, le fait que la famille a détruit sa maison magique avec la peinture sans plomb, les murs ont perdu leur profondeur et où s’en sont allés les démons qu’elle gardait prisonniers dessous, je me pose encore la question, le fait que les entreprises de peintures à l’ancienne conservent devis et factures pendant plus de vingt ans, le fait que les dates sur ces documents sont les prémisses d’une chronologie plus sûre.
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