Aujourd’hui une étudiante m’a apporté l’air des Bijoux[1] du Faust de Gounod. Elle m’a expliqué que Marguerite était une fille un peu bête qui aimait bien les trucs brillants. J’ai pensé : comme une pie, mais je me suis abstenue de l’interrompre. Une fille, tu vois, superficielle, qui aime bien la mode et se regarder dans le miroir.
Comment pourrais-je en vouloir à cette étudiante ? Comment en vouloir aux jeunes dont des années de télévisions ont truffé la tête de stéréotypes visant essentiellement à leur donner des désirs violents pour des choses qui s’achètent, en apparence avec une carte bleue, et en réalité au prix de son âme. Cette jeune chanteuse a au moins un point commun avec Faust, et c’est un début de travail.
Il convient aussi de dire que la Castafiore de Hergé a fait à cet air des bijoux une publicité qui le voue au mépris de ses interprètes, spontanément plus portées vers Tintin que vers Goethe. La vieille et replète Castafiore chantant un air de jeune fille, la plupart du temps en récital, c’est à dire hors-contexte, ont fait de cet air un manifeste pour l’Opéra désuet, ridicule, bourgeois… J’ai parfois l’impression qu’une bonne partie des lecteurs de Tintin ont oublié qu’il s’agit là d’une caricature, d’une satyre. Elle porte une critique nécessaire du milieu de l’Opéra, de l’interprétation hors sol qui s’y déroule, encore, souvent. On chante un air en récital, parce qu’il est beau. On finit par attendre ça aussi des costumes, des décors : de la beauté. Indépendamment du sens. C’est à dire avec un sens le plus banal et superficiel possible.
Je reviens à ma Marguerite et l’effeuille. La fille a une âme alléchante pour Méphisto. Pour la séduire ( c’est-à-dire étymologiquement, l’entraîner hors du droit chemin ) Il met sur son passage un coffret à bijoux. À bijoux diaboliques. Marguerite n’est pas Manon, elle n’est ni coquette, ni vénale, elle est intriguée. Ne le serions-nous pas si nous trouvions chez nous, dans un espace privé, un coffret précieux rempli de bijoux ? Nous le serions même si nous trouvions un objet beaucoup moins spectaculaire : le premier saisissement c’est l’intrusion d’un tiers dans son espace privé . Le jardin de Marguerite est un jardin clos. La symbolique mariale du lieu a déjà été célébrée par Faust dans un air précédent celui des bijoux – Salut, demeure chaste et pure -. Les deux plans se superposent du symbolique et du réel. Dans les deux cas, la présence de ce coffret est un mystère, un événement de grande importance, un sujet d’étonnement et de crainte avant tout. Ce tremblement de l’inattendu, de la sortie de route se prolonge dans tout l’air. Marguerite est stupide, oui, elle est frappée de stupeur. Écervelée, sûrement pas. Elle ne perd pas pied avec ce qu’elle est ( ni demoiselle, ni belle ) et ne considère à aucun moment ces bijoux de hasard comme les siens. Elle va, avec gêne certaine, les essayer. Elle fait violence à une vraie décence, à une timidité et une éducation qui l’empêche de se jeter dessus, de les glisser dans sa poche après avoir vérifié qu’elle était seule. La nature du personnage, c’est cette droiture, le diable l’en écarte en ne respectant aucune règle. Dans Faust, les dés sont pipés dès le départ. Alors, à l’intérieur de Marguerite, ça tire donc, entre l’éducation et le désir, mais les bijoux ( comme l’Anneau de Sauron chez Tolkien) appellent très fort et Marguerite n’est pas la reine Galadriel pour pouvoir résister à ce qui est para-normal. C’est une jeune fille, encore proche de l’enfance et elle va jouer avec le contenu de ce coffret. C’est une expérience qui peux rappeler celle de l’île aux ânes dans Pinocchio : ça ressemble d’abord à une fête ( foraine) et puis on se réveille endiablé avec deux oreilles d’âne, esclave, prisonnier.
Elle essaie donc les bijoux. Et les bijoux essaient Marguerite. Le bracelet est comme une main, qui la menotte. Elle rit : de saisissement d’abord, de surprise, de gêne ensuite tant elle se sent peu à sa place, se reconnaissant mal dans le miroir ( cadeau de Méphisto, lui aussi ). Ce rire de surprise, c’est celui que nous espérons du public dans la comédie. Non pas un rire convenu de reconnaissance – Ah oui, j’ai compris la référence et je le signale, tout rayonnant d’intelligence, ou pour soutenir la démonstration intellectuelle – mais un rire explosif, un jaillissement. Comme le cri de la faim que lance notre estomac. Comme un éternuement d’allergie. Marguerite est allergique aux bijoux. Ils la perturbent, ils changent son métabolisme.
Elle joue. Elle joue à être la femme de ces bijoux. Elle ne se reconnait pas. C’est amusant et troublant. Cela trouble son innocence. L’envie apparait, non pas d’une autre vie, mais de la vie d’une autre. Il ne faut pas oublier le désarroi qu’il y a toujours à ne pas complètement reconnaître son visage, même si on peut se féliciter du travail de notre coiffeur, par exemple. Cette inquiétante étrangeté de notre voix enregistrée quand nous l’entendons, de notre visage maquillé pour un spectacle ou pour une occasion…
L’air des bijoux est une valse. Avant d’être embourgeoisée en danse de mariage, la valse a traîné une odeur de souffre dans tout le 19ème siècle. L’air des bijoux emporte Marguerite dans une danse qui peut rappeler celle du conte des Souliers Rouges. Et bien faibles sont ses chances de pouvoir s’arracher à cette étreinte.
E.C.
#Ahjeris
[1] Le jardin de Marguerite. Au fond, un mur percé d’une petite porte. A gauche, un bosquet. A droite, un pavillon dont la fenêtre fait face au public. Arbres et massifs.
Elle se dirige vers le pavillon et aperçoit le bouquet suspendu à la porte Un bouquet! … Elle prend le bouquet.C’est de Siebel, sans doute! Pauvre garçon!
Apercevant la cassette. Que vois-je là? … D’où ce riche coffret peut-il venir? … Je n’ose y toucher, et pourtant … – Voici la clef, je crois! … Si je l’ouvrais! … ma main tremble! … Pourquoi? Je ne fais, en l’ouvrant, rien de mal, je suppose! … Elle ouvre la cassette et laisse tomber le bouquet. O Dieu! que de bijoux! … est-ce un rève charmant Qui m’éblouit, ou si je veille? … Mes yeux n’ont jamais vu de richesse pareille! … Elle place la cassette sur une chaise et s’agenouille pour se parer.
Si j’osais seulement
Me parer un moment De ces pendants d’oreille! …
Elle tire des boucles d’oreille de la cassette
Ah! voici justement, Au fond de la cassette, Un miroir! … comment N’être pas coquette?
N° 14 – Air des bijoux Elle se pare des boucles d’oreilles, se lève et se regarde dans le miroir.
Ah! je ris de me voir,
Si belle en ce miroir!
Est-ce toi, Marguerite?
Réponds-moi, réponds vite!
– Non! non! – ce n’est plus toi!
Non! non! – ce n’est plus ton visage!
C’est la fille d’un roi,
Qu’on salue au passage!
– Ah, s’il était ici! …
S’il me voyait ainsi!
Comme une demoiselle,
Il me trouverait belle.
Elle se pare du collier.
Achevons la métamorphose!
Il me tarde encor d’essayer Le bracelet et le collier!
Elle se pare du bracelet et se lève.
Dieu! c’est comme une main qui sur mon bras se pose!
Ah! je ris de me voir
Si belle en ce miroir!
Est-ce toi, Marguerite?
Reponds-moi, reponds vite!
– Ah, s’il était ici! …
S’il me voyait ainsi!
Comme une demoiselle,
Il me trouverait belle.
Marguerite, ce n’est plus toi,
Ce n’est plus ton visage,
Non! c’est la fille d’un roi,
Qu’on salue au passage.