Alice A |SUPER 8

Parfois il y avait la soirée spéciale. Une de ces petites sorties de route du quotidien, comme les pique-niques, l’achat d’un nouveau livre, un petit-déjeuner en guise de dîner. Carotte crue œuf du et Tintin gagne à la fin, rien de bien spectaculaire puisque nous savions d’avance ce qu’on y verrait — nous, à l’exception de deux dessins animés, nous assis dans un pré autour d’une nappe, jouant à la corde à sauter, titubant sur une route craquelée —, n’empêche, c’était la fête : l’écran qui se morfondait tout raide entre l’armoire à trois portes et la tapisserie aux petits bonshommes bleus était de sortie. Ça sentait le pyjama en éponge et le bain du shampooing assis par terre sur le dos de la moquette éléphant. Il fallait une bonne dose de patience pour supporter la gaité bébête des adultes pendant la première partie où ils repassaient les petits films de vacances toujours déjà floues dans mémoires éphémères de papillons blancs dans l’été. Qu’est-ce qui pouvait bien leur plaire là-dedans ? « Oh tu as vu ? Tu as vu Sacha comme il est drôle avec son short/bonnet/ballon ? » Nous attendions Super 8 qu’on nous avait promis et donc le chiffre s’inscrivait couché comme l’infini sur son torse plein de biscottos et il n’en finissait pas d’arriver, si bien qu’on s’endormait toujours avant, comme à Noël. L’impatience me traînait jusqu’aux genoux d’Alice, qui préférait nous regarder regarder l’écran. Regarde-les, petit Gnou, c’est le cinéma qu’on voit. On fait des images pour les garder et on finit par les croire à force de les regarder.. Malgré l’ennui, l’incompréhension, l’attente déçue, c’était la fête. Quelque chose le disait et les enfants acceptent mieux la distance entre le nom et la chose que les adultes (ils ficellent les deux ensembles avec un bout de Bolduc ne pouvant plus servir à rien, un playmobil-fakir à dos de hérisson Spontex, un carton défoncé de Butterfood et un chaton bouffé aux mites rescapé d’une portée non désirée…). La fête : on pouvait se coucher plus tard. Et en deuxième partie, il y aurait un dessin animé qu’on connaissait par cœur : Blanche-Neige sifflant en travaillant ou la Panthère Rose avec un loup noir de cambriole. Ils passaient à la télévision aussi, mais là, c’était tout de même autre chose, c’était le branle-bas de combat, le bivouac : les gros fauteuils de velours canard déplacés pour l’occasion, et les rideaux et doubles rideaux fermés transformaient la chambre de grand-mère Alice. Sa chambre sacro-sainte avec sa vierge qui brille dans le noir comme pour indiquer la sortie de secours, sa chambre immuable où il ne faut pas aller jouer, mais qui accueillait chacune de nos graves maladies en fontaine dans son grand lit à tête et pied de satin, la lumière de la rue filtrée en Voie lactée par les fins rideaux blancs. Avec le temps, Alice deviendrait très diserte sur les dessins animés et elle pourrait rester assise de longues heures à contempler les circuits laissés par les fauteuils sur la moquette grise dans les jours d’après les séances, et son petit-fils qui manœuvrant dans leur boucle une petite auto jaune avec des bruits de moteur à explosion, de coups de freins, de klaxons.


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