Tenir un journal. Tenir au journal. Porter depuis l’enfance le désir de sa régularité pendulaire, de sa façon naïve d’ordonnancer le monde. Intime ou personnel, carnet de voyage ou de travail, tout est bon.
D’un jeu érotique | 1
Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse
Le Comte à celle qui prend pour Suzanne, Acte V du Mariage de Figaro
Duo Comte Suzanne
Pourquoi ce duo quand le récitatif a réglé l’affaire ? Puisque le rendez-vous est pris ? Pour le plaisir. Plus précisément pour l’éducation au plaisir de la future maîtresse.
Il l’appelle : Crudel. Elle répond : Signor. Les places sont bien gardées. Le jeu de rôles érotique est inconnu à Suzanne. Pas de duo de ce calibre avec Figaro, son futur mari jusqu’ici : pas le temps, pas la place. Ils ont déjà du mal à trouver cinq minutes pour s’épouser entre le service de Monsieur et celui de Madame. Pour le Comte, le temps est d’une autre nature : il a toujours déjà été là, il est simultanément la féodalité, l’amour courtois, l’art de la guerre, la diplomatie entre les nations, la danse de cours, la peinture galante… Suzanne n’est pas en mesure de comprendre la conversation. Elle a à faire. Sa parole est d’abord informative, brève, efficace. Elle ne sait pas quoi faire de cette question neuve dans son fond et sa forme : Cruelle, pourquoi m’avoir fait languir ainsi ? Le comte doit répéter deux fois avant que Suzanne n’y réponde par un adage : Seigneur la femme (la dame, la donna)a toujours tout son temps (dispose de son temps) pour dire oui.. Ce qui rappelle : L’homme propose, la femme dispose. Contrairement au comte, elle n’a pas de je et il est possible qu’elle tienne cette réponse toute prête de la comtesse qui l’a instruite pour la rencontre. Ce sont les questions suivantes, adressées moins théâtralement qui vont la déboussoler… parce que bien qu’apparemment fonctionnelles, elles n’ont pas lieu d’être, Suzanne ayant déjà accepté le rendez-vous dans le récitatif. Donc, tu viendras au jardin ? Elle calque sa réponse sur le chemin harmonique dessiné par le comte : Si ce la vous plaît, je viendrais. Idem pour la suivante : Et tu ne me feras pas défaut ? Non, non je ne vous ferai pas défaut. Aux répétitions de ces questions, elle va se contenter de répondre oui ou non. Son laconisme en dit long sur l’endroit où pour elle se situe cet échange. La taquinerie inquiète du Comte lui échappe, elle la subit dans un premier temps, interloquée. Le duo avec la Comtesse, Sull’ aria est un calque de celui-ci : les époux ouvrent le jeu, Suzanne suit d’abord à l’aveuglette, puis, à la reprise s’empare de ce nouveau jouet (sex-toy, pourrait-on dire).
Duo Comtesse, Suzanne
Cependant, elle joue avec ses propres armes, à son propre rythme, jamais confondu avec celui du maître : tonicité des consonnes de Suzanne en opposition aux consonnes chaudes, longues et voisées du Comte.
(A suivre…)
Date fixe
Pendant des années
Pour chaque Noël
Et pour chaque anniversaire
elle leur a offert un calendrier des P.T.T
C’était absurde
Plusieurs calendriers
Chaque Année
pour chaque anniversaire
Pour chaque Noël
un calendrier des P.T.T
Qui représentait
Invariablement
La montagne
La montagne
Qu’on voyait par leur fenêtre
Ou une autre
Mais toujours un peu la même
Toujours la montagne
Elle avait commencé
Elle avait commencé…
Quand ils s’étaient mariés
Comme une blague
Elle leur a offert un calendrier
Des P.T.T
C’était modeste
C’était drôle
C’était comme offrir une petite montagne
C’était comme offrir une boule à neige
Mais en moins encombrant
Avec la neige pourtant
Et puis elle avait continué
Chaque année
Pour l’anniversaire
De mariage
Et quand les enfants étaient nés
Elle avait insisté
C’était toujours drôle
Parfois un peu pesant
Toujours drôle…
Ensuite, après,
Elle n’avait pas voulu
Déroger
Elle n’avait pas osé
Et, je crois, que ça les avait bien arrangés
Elle avait continué
Cela faisait simplement
Un tout petit peu moins
De calendriers
Il s’était vraiment énervé
Lui, une fois
Cette montagne, là
Il ne pouvait plus la voir
En peinture
En photo…
Il s’était énervé
Il avait fermé les volets
Mais il n’avait pas décroché
Le calendrier
Le calendrier était resté
Sur la porte de la cuisine
Sur la porte des WC
Sur la porte de la cave
Sur la porte du grenier
Le calendrier n’avait pas bougé
Personne n’entourait plus les dates
D’un coup de stylo
Bleu
Bille
Bille bleue…
Personne ne lisait plus les dates non plus
Personne n’en parlait plus
Mais tous voyaient…
Toujours la montagne
Et puis, un jour,
une fois
Ils ont oublié
De tourner la page du calendrier
Et les calendriers
Se sont déréglés
Alors,
Un moment, un instant
On ne s’est plus rappelé
Un jour
On a oublié
La date
… et c’était bien
Où commence le silence
Pas maintenant. Pas dans ce couloir à portes. Il est incommodé par les chuchotements qui donnent dans tous les murs une dizaine de fois avant de s’évaporer enfin. Le ronron des voix timbrées qui se surveillent par en dessous l’exaspère tout autant. Il se terre. Il ne se montrera pas ce soir. Tu pourrais l’aller croiser dans l’église. Il n’y est pas non plus, mais il a laissé une représentation en majesté de lui qui satisfait quiconque aime l’idée du silence. Oui, dans l’église, tu peux le voir comme qui dirait « en peinture ». Tu peux croire qu’il s’y tient tout le jour, un gros manteau fourré sur les épaules parce que tu crois le sentir sur les tiennes. Mais comment accepter qu’il supporte un pareil effet d’annonce ? Sa présence en un lieu indiqué avec tambour et trompette. Il ne se montrera pas de la soirée. Les espaces intermédiaires de la conversation à table sont tous pleins de ce qui se dira ensuite. Il n’y vient pas. Il s’est retiré dans une cellule cachée aux yeux du public, au cœur d’un labyrinthe de simplicité, comme une lettre volée. Et cette nuit ronflements et remuements ne le gêneront même pas tant il se tient loin de ces chambres communes. Une nuit d’amour dérangerait davantage un ordre établi, la décence, la destination première de ces lieux que sa tranquillité bonhomme. Il n’apparaît pas dans tes rêves. Ni léger ni pesant, il ne s’y montre jamais. Ils sont faits d’une autre matière. Dehors, il n’y met pas les pieds. Ça grouille d’arbres gorgés à ras bord, la sève chante à tue-tête en chœur avec les petits animaux et la terre remue en cadence. C’est au matin, qu’il est passé pieds nus sur le sol mat du couloir. Les murs n’avaient plus rien à réverbérer. Il est passé comme un prince lunaire, comme si l’eau avait remplacé l’air dans cette partie du couvent. Quelques pas. Quelques instants. Plus tard, tu as entendu sous la douche une visiteuse qui tentait de se mesurer à lui dans la cabine d’à-côté. Elle chantait une chanson inconnue, une musique inconnue même, mais il avait déguerpi depuis le premier bonjour que vous aviez échangé devant les sanitaires. Il s’est assis quelques instants dans la salle de réunion pour écouter Agnès parler de la Chine, de la poésie et de la traduction. Les sons de gorge chinois ont essayé de s’encastrer contre lui, mais ils ont seulement réussi à prendre la forme laissée par son absence. Au déjeuner, tu es arrivée la première. Il n’était pas encore là non plus et rien qui y ressemble. Mais, oui, tu as pensé « te voilà » quelques instants plus tard, quand un vieux monsieur à long visage et pull rayé est entré par le petit couloir dérobé. C’est sûrement son large dos voûté qui t’a donné cette certitude — et sa grosse tête rectangulaire et une sorte de joie franche —. Là, il y a assez de place, le silence peut commencer et s’éterniser. La résonance qui lui est due tiendra.
Couvent de la Tourette Mars 22. Sur une proposition de Brigitte Corbel