30Nov2023

D’un jeu tragique | 1

Un trio de Haendel. Deux rois (baryton, contre-ténor), une reine. Elle doit au premier sa vie, elle aime le second. Ils lui intiment de choisir entre eux deux. Choix impossible, la condamnant à l’ingratitude dans un cas, à l’infidélité dans l’autre et au manquement à sa parole dans les deux. Personne ne sort de scène tant qu’une solution n’est pas trouvée. On pense au conclave (littéralement : pièce fermée à clef. De celles où sont enfermés les cardinaux jusqu’à ce que leur vote désigne un nouveau pape). C’est la première chose à installer. Cette imminence sans date limite. Jouer « aux aguets », à l’affût de la moindre parole, du moindre geste, du moindre regard, susceptible de faire basculer la situation. Ils se tiennent sur une ligne de crête. Le temps est suspendu.
Dans la balance, dès la première phrase, ils mettent leur corps, leur vie.
Console-moi, ô ma vie, avant que la douleur ne me tue. Je demande « Combien de temps ? ». Le baryton est interloqué. Combien de temps la douleur te laisse-t-elle ? Combien de temps avant que tu n’en meures ? dix minutes ? Deux jours ? Trois semaines ? Ce n’est pas une façon de parler. La tragédie ne connaît pas de façon de parler, case noire, case blanche, elle ne connaît que la parole et son poids. À la suite de ce premier roi, chacun à son tour va se proposer au sacrifice (il vaudrait mieux que je meure).
Une fois cette première étape passée, nous nous sommes confrontés à la difficulté de l’occupation de l’espace et de la station debout. La position de pouvoir, en haut du plateau, a été occupée d’abord par la reine, puis par le roi-baryton. Démonstration a été faite, dans l’espace et les corps, que le pouvoir, c’est bien le roi régnant qui l’a, et non la reine, même s’il remet sa vie et sa destinée entre ses mains. D’ailleurs les seules véritables alliances qui se forment dans ce trio sont entre les deux rois pour presser le choix de la reine et entre les trois souverains, soudainement égaux dans leur misère.

Nous sommes arrivés à un point de butée. J’ai proposé un dispositif scénographique pour y répondre par palier. Trois tables jointes, les protagonistes assis sans possibilité de se lever tant que le conflit n’est pas résolu. Fouillant les possibilités de contact avec la table, les appuis, les déséquilibres, les reculs et les changements d’axes du corps sans pour autant quitter la chaise, ils sont parvenus à maintenir entre eux une tension palpable, une attention à l’autre et un renouvellement de l’adresse. Puis nous avons essayé debout, et tout s’est perdu.
Nous avons eu alors recours à la technique de l’empreinte, consistant à prendre un partenaire dans les bras et à nommer tous les points de contact avec précision (dans ma main gauche, son omoplate droite, son oreille contre ma joue, ses cheveux sur mon front…) de manière à en garder le souvenir ensuite, même de loin. Résultat étonnant : quel que soit le roi dont elle prend l’empreinte, celui qui se trouve lésé, joue finalement avec une empreinte en creux, avec ce manque, cette frustration, cette absence. Et le jeu tragique commence.
Nous sommes en mesure d’aborder l’échiquier, lieu unique de ce genre, dans l’organisation des déplacements. La reine est libre de leur envergure, les rois sont limités à une seule case à la fois. Bouger ou ne pas bouger ? Reculer, se détourner, faire face, fuir ? Les contraintes s’empilent : un seul protagoniste bouge à la fois, on regarde le joueur, et surtout le déplacement s’effectue comme dans un tournoi d’échecs, en une seule fois, en connaissant par avance la case d’arrivée. Ce tranchant dans le mouvement, sa vitesse brutalise d’abord les interprètes, surtout la basse, les voix aiguës évoluant dans plus d’agilité. Il les détache de l’orchestre, les « débouche » comme on dit en lumière. Dans un premier temps, il les expose, mais rapidement, la vitalité qu’il convoie les gagne profondément. Nous ajoutons de longs manteaux sur les épaules et je précise que le déplacement n’a pas besoin de justification, il est sa justification ou elle apparaît a posteriori, par ses conséquences sur les autres pièces de l’échiquier. Enfin, les rois sont libérés de leur astreinte à une seule case, toutes les autres règles, maintenues.
Je les vois, pris, enfin, dans le jeu tragique, cette partie d’intensité sans fin.

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