12Apr2020

SOMME CARMEN

Carmen est un immontable d’Emmanuelle Cordoliani. Des élèves[1] ricanent croyant à une blague, d’autres ouvrent des yeux comme des soucoupes devant ce crime de lèse-majesté : Carmen fait parti des opéras les plus joués, les plus connus, les plus utilisés… Opérabase en recense 3 300 représentations ces cinq dernières années, à égalité avec Die Zauberflöte et derrière La Traviata (4 200 représentations, autre immontable d’E.C. d’ailleurs)… qui suis-je donc pour cracher dans la soupe ? Pourquoi tant de grandiloquence pour établir mon incompétence ?
Il n’y a pas dans mon attitude de mépris pour l’œuvre en tant que telle, mais plutôt pour ce qu’elle est devenue : un réservoir de clichés, visuels, théâtraux, musicaux que le public apporte avec lui dans la salle et les interprètes et les maîtres d’œuvre sur la scène, dans les cintres et dans la fosse. Compte tenu des conditions de production en vigueur à l’opéra : cinq semaines de répétitions maximum en comptant les scéniques-orchestre et la générale, assorties d’une distribution imposée par la direction des maisons, il faut être honnête, je ne me trouve pas assez de génie pour contrevenir à tout ce qui est aujourd’hui convenu d’appeler Carmen.
Cependant, si ces clichés m’empêchent dans un geste de mise en scène, ils demeurent une matière à partir de laquelle enseigner. À l’école, le temps nous est donné, la possibilité de la concertation et de la sédimentation, également. Et puis, soyons bonne joueuse : les élèves sont venu.es me chercher, avec des clichés, des demandes, des questions, des craintes… Et la mise au travail de tout cela m’a bien fait voir que j’étais moi-même loin d’être quitte d’une vision stéréotypée de l’œuvre.
La magie du travail, c’est qu’il permet immanquablement de voir le motif dans le tapis, ce qui a toujours été là, comme un nez au milieu d’une figure, mais qu’on ne savait pas voir, pris.es comme nous le sommes dans un discours (normatif dominant, sans surprise).

Cette difficulté à dégager Carmen du cliché, je n’en ai pas le monopole, mais plusieurs de mes collègues en ont fait mise en scène. Ainsi Tcherniakov au Festival d’Aix, Florentine Klepver à Dijon et Olivier Py à Lyon, ont donné à voir une Carmen toute fantasme (qu’elle soit actrice participant à un psychodrame pour remettre Don José sur les rails, avatar de Mickaël dans un jeu vidéo, ou chanteuse dans un Cabaret). En faisant du cliché le centre même de la représentation, ils le montrent, l’exhibent et s’en désolidarisent. C’est habile, souvent beau, ludique ou signifiant, mais c’est également une façon de nourrir l’opéra de l’opéra, d’enfermer le genre dans une autorisation fatale, toujours plus éloignée de ce qui n’est pas l’opéra, d’un faire un monde de beauté (même laid, dur, acerbe, vengeur) plutôt que le théâtre du monde [2].
Vivant moi aussi sur la bête, je crains que la matière aille s’amenuisant, la référence de la référence de la référence, flattant toujours davantage d’heureux élus toujours moins nombreux. De quoi ces clichés sont-ils le nom ? D’où viennent-ils ? Usurpent-ils une place et le cas échéant laquelle ? Voilà quelques-unes des questions qui flottaient dans l’air de la salle de cours, toute virtuelle en ce moment.

Nous nous sommes donc attelé.es à un double travail pédagogique : nous avons mis les clichés à l’étude et nous avons fait des essais en scène pour vérifier la solidité de certaines hypothèses, ou en découvrir d’autres.

Mais où donc est la Bohème ?
Celui des clichés qui de loin détient la palme, c’est « Carmen, femme libre » :
En cette période où le féminisme lave plus blanc, on brandit Carmen à la moindre occasion pour montrer à quel point l’opéra du XIXe n’est pas sexiste. Hélas, Carmen, Traviata ou Otello peine à passer le Test de Bechdel. Mais commençons par là : la liberté… qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? L’association liberté/tzigane vient toute seule. C’est un cliché de la plus belle eau, qui présuppose qu’il y a une liberté absolue à disposition des hommes et mieux encore des femmes vivant.es en société.
Le 20 février 1856 la Roumanie signe l’abolition de l’esclavage des tziganes (Nous parlons d’une population estimée pour ce seul pays à 400 000 individus). Le mot « tzigane », alors surnom des Rroms, était devenu le terme employé pour désigner tous les esclaves. Ce mot n’apparait pas dans Carmen de Bizet. Mais ceux formés sur la racine bohème ont une trentaine d’occurrences dans le livret.
Pour Shakespeare, la Bohème est un ailleurs, une utopie, une fiction (cf Le Conte d’Hiver). Ce n’est pas le cas pour les contemporains de Mérimée, ni de Bizet. On peut penser qu’éventuellement Meilhac et Halevy ont lu « L’histoire, les mœurs et la langue des Cigains, connus en France sous le nom de Bohémiens » Michael Kogalniceanu/1835, fameux recueil de poncifs péjoratifs. C’est plus douteux de la part de l’exigeant Mérimée. Il a voyagé en Espagne, il sait où se trouve la Bohème. Et quand bien même ses textes ne sont pas exempts de fictions ni de raccourcis qui peuvent nous sembler aujourd’hui caricaturaux, erronés, sa démarche d’historien et d’archéologue doit inspirer la relecture dramaturgique, en acceptant ses mise à jour. Elles ne sont pas seulement de l’ordre de mettre au goût du jour, mais bel et bien de poursuivre un certain travail de vérité, ou tout du moins, d’honnêteté. Il ne peut être question de dramaturgie qu’inscrite dans le présent.[3]

Dans une des Cigànské melodie de Dvorak, il y a ces vers de Adolf Heyduk :
La nature a donné au tsigane quelque chose :
Elle l’a enchaîné par un lien éternel à la liberté.
A tak i cigánu příroda cos dala:
k volnosti ho věčným poutem, k volnosti ho upoutala.

Cela me semble une bien meilleure approche de la question de la liberté de Carmen. Certes, les Gitans ne sont pas les Rroms. Mais en 500 ans de présence en Espagne, ils n’ont pas fait l’impasse sur les persécutions et plusieurs tentatives d’assimilation forcée. Ainsi quand Carmen déclare que « Libre elle est née et libre elle mourra », il importe de donner à entendre cela comme un manifeste, dans un contexte qui est loin d’être personnel, individuel.
La relation à la nature, à l’extérieur est aussi une des marques de cet enchaînement à la liberté : les scènes d’intérieur tournent mal (combat au couteau dans la cigarerie, meurtre de Zuniga chez Lillas Pastia…). L’intérieur est prison. Et la prison c’est la mort par étouffement. C’est une piste d’interprétation que nous reprendrons pour la scène… de la prison.
D’autre part, si Carmen paraît « libre » aux yeux des Gadjé [4], son appartenance à un clan, lui-même soumis à des règles est fréquemment rappelé dans l’opéra. Quand il faut partir avec les contrebandiers, le refus se négocie de haute lutte et elle aura tôt fait d’amener Don José à la montagne, au lieu d’envisager de faire venir la montagne à Don Jose.
Enfin, ce que les Gadjé entendent par libre, ce qu’on entend au XIXe siècle dans l’expression « une femme libre », a toute la connotation péjorative de « facile » et le champ sexuel y est immédiatement associé.
En bref, il vaut mieux ne pas trop se leurrer sur la liberté des femmes au XIXe siècle. Ce mot de libre va être interprété et surinterprété sous l’angle sexuel. Mais quand Carmen fera usage de sa liberté pour rejoindre Escamillo, Don Jose la tuera. Autant pour la liberté.

La question que tout le monde se pose

– En quoi puis-je vous aider ? Avez-vous des questions ?
— Sur Carmen, celle que tout le monde se pose…
— Ah ? Il y a une question que tout le monde se pose ?
— Ben oui… (elle est gênée, je suis sur les charbons ardents ). Est-ce que vous pensez que Carmen est vraiment amoureuse de Don José ?
— …(Si je m’attendais à celle-là)… pourquoi ne le serait-elle pas ?
— Elle le quitte pour Escamillo.
— Vous n’avez jamais aimé puis cessé d’aimé puis aimé à nouveau ?
— …
— Voire vécu ces différentes situations non pas dans une harmonieuse succession, mais simultanément ?
— …
— Elle dit qu’elle est amoureuse de Don José, dans le Quintette, textuellement.
— Oui, mais elle tombe tout le temps amoureuse.
— Elle dit qu’elle est amoureuse de Don José « à en perdre l’esprit ».
— Mais elle va le quitter pour Escamillo.
— Ça arrive. La bonne question c’est : pourquoi cela représente-t-il pour vous un élément à charge contre ce personnage que vous devez interpréter ? Carmen n’est pas une comédie romantique. Vous avez une autre question ?

[1]

Les élèves dont il est question dans cet article sont principalement ceux et celles de ma classe au Conservatoire National de Musique de Paris, et plus occasionnellement, les élèves de ma collègue Kornelia Repschläger de la Hochschule für Musik und Darstellende Kunst Stuttgart, avec qui nous procédons à un échange ERASMUS annuel. Je les remercie tou.tes pour les idées, le travail, les questions, les casse-têtes partagés à l’occasion des cours de scène et/ou de dramaturgie qui m’ont permis d’avancer au fil des années sur mon approche de l’œuvre.

[2]

cf Shakespeare/Henry 5 th/Prologue

[3]

De même qu’Antoine Volodine explique écrire des contes traditionnels russes, mais après Tchernobyl, il me semble contre-productif de feindre d’ignorer ce que nous savons, ce que le public est en droit de savoir aujourd’hui, dans l’idée d’un respect des œuvres qui s’apparente à l’aveuglement volontaire et à la conservation de ces créatures spectaculaires dans le formol du Muséum d’Histoire Naturelle.

[4]

Personnes qui n’appartiennent pas à une communauté tsigane (Gitan, Manouche, Rom ou autre)

© Pilar Albarracin

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