Nous prenons le chemin d’une autre montagne, bien plus vieille que le Mont Ventoux de Pétrarque, bien plus haute. C’est une montagne en poésie, la poésie c’est la roche dont elle se compose, mais autrefois elle était en pierre, en granit, en calcaire, jusqu’à l’accident. Deux hommes, un Petit et un Grand avaient rendez-vous à son sommet, pas un jour, pas il était une fois, mais 14 années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, enfin, jusqu’à ce quel la rupture de l’espace-temps se produise, ils avaient rendez-vous un jour précis de 1959.
14 années cela fait presque une génération.
Au sortir de la guerre, l’un des deux hommes, le Grand, avait émis l’idée qu’il n’était plus possible d’écrire de la poésie après le désastre, après Auschwitz. Il n’interdisait rien à personne, le Grand, Il réfléchissait. Il avait peur de la culture creuse, comme peinte sur un paravent pour cacher l’horreur. Comment ne pas faire du beau avec du laid ? voilà ce qu’il se demandait le Grand. Alors l’autre, le Petit, aurait bien voulu s’entretenir de cela avec lui, parce qu’il était comme cela, comme Celan, et qu’il écrivait de la poésie. Le Petit avait bien compris que le Grand ne lui interdisait rien, mais qu’il avait perdu la foi, la foi en l’homme, petit ou grand, parce que la question qu’il se posait vraiment, le Grand, et qu’il posait au Petit et à tous et toutes alentours c’était :
peut-on encore vivre après Auschwitz ?
Alors le Petit Celan, proposa au Grand de se retrouver dans la montagne pour en parler, pour que cela se parle entre Celan et Adorno, le Grand, qui ajourna. Oui, il y eut cette rupture dans l’espace-temps : le Grand ne vint pas et la montagne devint poésie et la date n’a plus d’importance, parce que désormais c’est toujours aujourd’hui.
Celan savait quoi faire des ruptures dans l’espace-temps, en tous cas, il les connaissait bien et parfois, même on l’ enfermait avec elles dans une chambre capitonnée. Aux petites maisons, comme on disait avant, à Sainte Anne, chez les dingues sans douceur. Alors Celan fait un poème et cette rencontre n’est plus manquée, puisque le Grand est là, même si Adorno, ajourne. Le Grand et le Petit, au sommet de la montagne en poésie.
Le vocabulaire du poème est très simple. À part un ou deux termes de botanique, un enfant de huit ans en reconnait tous les mots. Alors pourquoi le présenter avant de le dire ? C’est que sa simplicité même fait peur, comme le ravin qui accompagne le randonneur jusqu’au sommet. Il y a un grand vide, on le sent à chaque pas à chaque pied du poème. C’est plus difficile encore quand on le lit pour la première fois seul, quand il n’y a pas l’interprète en premier de cordée. L’interprète qui fait toucher du doigt le regard voilé à tout jamais de tristesse qui voit sans voir la beauté du monde. L’interprète qui fait les voix du petit Klein et du grand Gross, qui donne à entendre la difficulté de se parler et le soulagement de dire, même mal, même jamais assez bien, jamais assez précisément, ce qu’on a sur le coeur. Une pierre grosse comme la montagne en poésie.
Il a quelques semaines, j’ai donné l’Entretien dans la Montagne de Paul Celan au Festival Exils à Liège. J’ai perdu des spectateurs en route… c’est la destiné de tout spectacle, mais nous nous sommes entretenus ensuite avec eux, eux tous, les perdus et les cramponnés à la cordée et je me suis aperçue que j’aurais pu les perdre moins et les dérouter davantage. Comme quand j’entraîne dans Paris un ami qui, bien que connaissant la ville ne sait plus exactement où il se trouve ni, surtout comment il y est arrivé.
Je n’avais pas parler avant pour des raison intrinsèques à l’économie du spectacle, mais ce n’était pas là la vraie raison. Ce ne peut jamais être là la vraie raison, puisque j’invente cette économie. Je crois que j’avais peur de parler avant Celan comme une conférencière. Une sèche conférencière, une moindre institutrice. Avec le recul, je trouve ça amusant d’avoir peur d’être pris pour qui je ne suis pas. Il y avait aussi quelque chose de la modestie, ne pas donner à penser que j’avais la prétention de comprendre ce texte. Avec le recul, je m’ébahis du manque d’humilité de cette posture. Je comprends ce texte. À ma mesure. j’en suis l’interprète. Un interprète n’est pas forcément un natif. Et il parle toujours mieux sa langue que celle de l’autre, même quand c’est la même. L’humilité de le reconnaitre. La clairvoyance de l’accepter.
La prochaine fois, je parlerai avant et après.
This entry was posted in blog. Bookmark the
permalink. Comments are closed, but you can leave a trackback:
Trackback URL.