Il y a l’amour entre le front dégarni et le mur pelé, mais poli aussi, à cet endroit du contact, comme les pieds lustrés des madones dans les églises où Selim l’a fait entré, pour effacer les limites, pour habituer ton serviteur à être servi dans un hôtel de luxe. Un frottement infime, perceptible pourtant de l’autre côté du mur, comme le grincement de ses dents d’or quand il peur pour Selim, ses cauchemars, sa douleur, une erreur de la soigneuse… quand il voudrait à nouveau l’emporter dans ses bras de géant {comme de la maison sans murs et sans fenêtre là-bas}, quand il l’a découvert. Ça parle peu derrière le mur … Comme elle fait rêver dur, ta chambre, ô mon pacha Selim !…Le moelleux carnivore, l’obscurité cuivrée, les vieux ors immémoriaux, les sueurs raffinées et les essences brutes, les cuirs de tous les animaux, les bois précieux inextinguibles…Vous chuchotez dans le mur de mon front — Personne ne peut savoir… — Que toi et moi.…— Le coffre d’apothicaire, les cornues, les réchauds…C’est la fièvre — Personne n’entre, que Selim et la Soigneuse… mais ça murmure dans le couloir, comme si la mer en léchait les plaintes. La voix du Maître, Osmin la reconnaît toujours, les mots modelés dans son grave sont trop épais pour passer le mur jusqu’à son oreille, n’importe, à l’inflexion, il déduit le sens de la phrase et l’écrase entre son front soucieux et le plâtre moite : Aide-moi à tenir jusqu’au soir, à revenir, donne-moi un coma d’où me réveiller, recouds, cautérise, ouvre, pique, fais ce que dois… — Tu me demandes de le faire alors je le fais. Le métal net de la soigneuse, cette ligne du haut qui revient chaque soir : Tu me demandes de le faire alors je le fais… Mais ce soir, autre chose — Le temps est venu de ne plus souffrir pour ne plus réparer. La douleur qui s’annonce…cent mille fois ta douleur la pire…— Souffrir une fois pour toutes. — L’immense plaie de ton amour, encore réouverte… Ça murmure dans le couloir …— Elle l’a récupéré en lambeaux de chair…— …morceaux épars où l’homme les souvenirs et les rêves pêle-mêle pesaient un mort à traîner jusqu’à sa chambre…in extremis. Elle le recouds toujours… — La magie des ressources nous l’avons usée jusqu’à la trame pour que renaisse , nuit après nuit, le splendide Selim…Selim l’Ardent… dans son habit de feu. La fièvre prend le front, le mur s’échauffe — …j’ai suturé, de l’inlassable aiguille brûlante à points comptés. Mais ta peau…ta peau magnifique s’affine , même mes plus subtils raccommodages finissent par la déchirer.… Elle enferme ses cris et ses sanglots dans un flacon de verre, il sait interpréter leurs silences — … Parce que tu me l’as demandé, souviens-toi, alors je le fais… Les voix se frottent, soyeuses, dans le couloirs… ce qui est sourd , toi aussi, tu le sens ? Elle a mis de la cire dans ses oreilles, pour ne pas t’entendre la supplier, pour que tu n’aies pas honte un jour de l’avoir suppliée… — Ton âge rattrape ton visage, ton corps se replie sur le manque. Quarante jours et quarante nuits, que ça dure, à mon front la corne vient… Quarante jours et quarante nuits, qu’ils sont enfermés là… — Quarante jours et quarante nuits, je te sèvre, mon Pacha Sélim…Parce que tu me l’as demandé, souviens-toi, alors je le fais.
© Jeremy Johnson / Banging My Head Against The Wall