Interview / Jeanne au Bûcher

Comment le compositeur Arthur Honegger s’approprie-t-il le texte de l’écrivain Paul Claudel ?

Ce qui saute aux yeux lorsqu’on plonge dans l’univers de Jeanne d’Arc au bûcher, c’est le coup de foudre d’Honegger pour le texte de Claudel. Ce sont deux imaginaires jumeaux qui fonctionnent non pas en contrepoint, avec la juxtaposition d’univers séparés, mais en totale harmonie. Les choix musicaux extrêmement variés d’Honegger montrent qu’il a saisi toute la variété et la fantaisie de l’écriture claudélienne. Il restitue cette diversité en imaginant un patchwork de différents styles musicaux.

Quel est le message principal de Jeanne au bûcher ?

Cette œuvre n’est pas une biographie en musique de Jeanne. On ne ressort pas de là avec une connaissance historique du personnage. Il s’agit plutôt d’une épiphanie, d’une révélation à soi qui amplifie d’une certaine manière l’expérience que Claudel a vécue à l’âge adulte, derrière un pilier de Notre-Dame de Paris, lorsque la foi s’est manifestée à lui. L’oratorio se déroule durant le court laps de temps d’évanouissement de Jeanne, qui précède sa mort sur le bûcher. Elle est persuadée d’être une sorcière parce qu’elle se fie au jugement de ceux qui l’ont condamnée pour hérésie. Frère Dominique va révéler à Jeanne sa vraie nature, il va lui faire comprendre le sens réel de sa vie et lui demander de croire en sa voix intérieure. Il fait prévaloir la primauté de la loi non écrite sur le dogme, unique façon de permettre cette découverte de soi.

En quoi cette œuvre créée en 1938 reste-t-elle d’actualité ?

Jeanne parle notamment de l’unité nationale et c’est particulièrement stimulant de la mettre en scène dans un pays aussi complexe que la Belgique, qui plus est avec une actrice belge. Par ailleurs, la réflexion critique de Claudel sur la religion et le politique n’a pas pris une ride. Il est clair que l’écrivain en profite pour tailler un habit pour l’hiver à la religion : il attaque la bêtise du clergé en condamnant l’attitude des juges de Jeanne (représentés par des animaux). Il convient de remarquer que ceux qui l’accablent ne sont pas les bestiaux les plus nobles du règne animal, comme le tigre ou le renard, mais bien les créatures au plus bas de l’échelle : les animaux de la basse-cour. L’âne et le cochon incarnent la bêtise de ce clergé. Tout comme ils sont les symboles de cette vox populi qui peut être destructrice et briser la vie de quelqu’un par la force de ses préjugés. Le procès de Jeanne est aussi l’occasion de montrer les travers des hommes de pouvoir. Claudel croque leur incapacité à s’entendre, leur amour des privilèges, leur goût du mensonge dans la tractation politique, notamment lors de la fameuse « Partie de Cartes ».

Comment peut-on intéresser aujourd’hui le public avec un sujet d’inspiration religieuse ? 

Personnellement, je milite pour que nous ne soyons pas spoliés de notre héritage sacré en cédant à de simples préjugés anticléricaux ou antireligieux. On ne peut pas seulement voir dans un texte chrétien de la propagande religieuse alors qu’il s’agit aussi d’une pensée riche qui suscite des questionnements divers. Depuis des siècles, l’Église a été le commanditaire de peintures, d’architectures, de musiques dont le caractère sacré ne doit pas nous faire oublier que ces œuvres sont aussi la vision d’artistes qui ont fait passer leur regard sur l’humain. Rejeter ces œuvres, ce serait renoncer simultanément à notre ascendance et à notre descendance. Je refuse dès lors la confiscation d’un texte comme Jeanne ou sa réappropriation à des fins purement nationalistes (comme le fait le FN) parce que ce serait céder à de faux prétextes idéologiques !  

Dans un festival qui parle des femmes, doit-on voir Jeanne comme un emblème de l’émancipation féminine ou comme une victime du monde masculin ?

Pour Paul Claudel, il n’y a pas d’émancipation sans égalité. C’est quelqu’un qui a beaucoup contribué dans son théâtre à la parité homme / femme, à une époque où les hommes sont majoritaires sur scène. Jeanne d’Arc au bûcher dénonce surtout le double regard extrême que la société porte sur cette héroïne. Jeanne, c’est la sacralisation pour les uns, la diabolisation pour les autres. Et tant qu’on est dans un rapport extrémiste, il ne peut pas y avoir d’émancipation.  

Comment mettrez-vous en scène Jeanne à la Salle Philharmonique ?

Il ne faut pas perdre de vue que nous resterons dans une version de concert de l’oratorio avec un minimum de mise en scène. Mon but est de rendre ce concert le plus vivant possible par un travail très poussé avec les comédiens sur les mots. Tout repose sur l’émission du texte. On doit avoir le sentiment d’une transmission radiophonique même si on la chance d’avoir les acteurs devant nous. Il est important de se détacher d’une représentation réaliste. Claudel est passé par toute une série de mouvements, comme le symbolisme et le surréalisme, qui lui ont ouvert la voie à une figuration théâtrale plus poétique et onirique. Le cochon ou l’âne ne seront pas figurés tels quels. Plusieurs comédiens interprètent trois ou quatre personnages, cela ne donnera pas pour autant lieu à des changements de tenue vestimentaire. Le texte seul doit suggérer ces changements. La lumière va aussi nous permettre de raconter des choses.  

Quel personnage vous touche plus particulièrement dans l’oratorio ?

Jeanne est évidemment la plus touchante, mais j’aime également la Mère aux tonneaux et le géant Heurtebise qui sont croqués comme de véritables caricatures à la Daumier, avec un parfait mélange d’humour et de truculence. Il faut dire que Claudel n’a aucun problème à intégrer de façon naturelle des passages comiques dans son œuvre, il le fait à une époque où le rire au théâtre est considéré par les intellectuels comme une démarche moins sérieuse, plus mineure. Le mélange des genres est chez lui très naturel et parfaitement intégré.

Propos recueillis par Stéphane Dado

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