ALORS | Ne pas laisser de trace

Chez des artificiers chinois. Le plus loin possible de Vienne. Pas un bang. Ni le fizz des fusées. Surtout pas. Plutôt un son en creux, qui s’absente, qui s’avale lui-même. Un puff et surtout son écho. Un très long écho de fumée. À Londres, à Paris également, des boutiques pour ce genre de nécessités. Au comptoir, les personnes les plus patientes, compréhensives et désintéressées qui se puissent trouver. Une détonation, légère, mais une détonation tout de même est inévitable. Un clac, lointain coup de fouet, juste avant le puff et tous les f qui s’ensuivent, presque simultanément. C’est à Shanghai qu’il trouve finalement le système le plus concluant.

Ne pas laisser de trace, c’est forcément admettre certaines personnes dans la confidence, mais une confidence morcelée, fragmentaire, menteuse. Les essais sont effectués au vu et au su de tout le personnel. Qui s’ébahit, qui trouve l’artifice grossier, qui rit d’avance de la surprise des invités, de la frayeur des dames dont les nerfs surchauffés feront de ce petit claquement une explosion, de la paranoïa des grands patrons déboussolés par une soirée d’errance, suffoquant dans ce petit nuage de fumée…

Ne pas laisser de trace : l’éther de la routine est essentiel. Soir après soir, en haut de l’escalier, clac, pffffff, Selim disparaît derrière l’écran de fumée. Il est déjà parti quand le détonateur s’enclenche, mais l’illusion joue en sa faveur, la mémoire immédiate du parterre réécrit la sortie sous sa dictée. La partie était perdue d’avance : quand le carton d’invitation est arrivé, c’était déjà trop tard et la fumée le leur révèlent, dernière épiphanie de cette interminable nuit. Combien de temps leur faudra-t-il encore pour réaliser qu’ils n’ont même pas eu l’occasion de jouer cette partie ? Dès lors qu’ils ont eu vent de l’existence du Sérail, dès que le désir les en a effleurés, bouche-à-oreille, allusion vague, regards entendus, les jeux étaient faits déjà.
Après leur départ, Selim se tient toujours en coulisse avec son cigare, pour féliciter le personnel, souhaiter la bonne nuit, serrer la main…

Ne pas laisser de trace c’est endormir la méfiance du Cliquetis avec les herbes de la Soigneuse et la vigilance de la Soigneuse avec des vœux de longévité qui l’accaparent depuis des semaines. Soir après soir, pendant des mois, la détonation, l’écran de fumée, la disparition, le jeu consterné des complices, l’effarement des invités, la fin de partie en coulisse après leur départ. Soir après soir avec une régularité pendulaire : chaque fois, la détonation du lendemain s’écarte imperceptiblement de l’horaire de celle de la veille. On ferme boutique bien après trois heures du matin, mais l’hiver est en marche et c’est toujours davantage la nuit.

Enfin, une seule fois, à la Saint-Jean de décembre, clac, pffffffffff… Toutes les portes sont fermées, les coulisses, vides. Le personnel ne s’en apercevra que dans quelques minutes, pour l’instant, il est occupé à jouer la disparition de Selim dans un nuage de fumée.

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