Où commence le silence

Pas maintenant. Pas dans ce couloir à portes. Il est incommodé par les chuchotements qui donnent dans tous les murs une dizaine de fois avant de s’évaporer enfin. Le ronron des voix timbrées qui se surveillent par en dessous l’exaspère tout autant. Il se terre. Il ne se montrera pas ce soir. Tu pourrais l’aller croiser dans l’église. Il n’y est pas non plus, mais il a laissé une représentation en majesté de lui qui satisfait quiconque aime l’idée du silence. Oui, dans l’église, tu peux le voir comme qui dirait « en peinture ». Tu peux croire qu’il s’y tient tout le jour, un gros manteau fourré sur les épaules parce que tu crois le sentir sur les tiennes. Mais comment accepter qu’il supporte un pareil effet d’annonce ? Sa présence en un lieu indiqué avec tambour et trompette. Il ne se montrera pas de la soirée. Les espaces intermédiaires de la conversation à table sont tous pleins de ce qui se dira ensuite. Il n’y vient pas. Il s’est retiré dans une cellule cachée aux yeux du public, au cœur d’un labyrinthe de simplicité, comme une lettre volée. Et cette nuit ronflements et remuements ne le gêneront même pas tant il se tient loin de ces chambres communes. Une nuit d’amour dérangerait davantage un ordre établi, la décence, la destination première de ces lieux que sa tranquillité bonhomme. Il n’apparaît pas dans tes rêves. Ni léger ni pesant, il ne s’y montre jamais. Ils sont faits d’une autre matière. Dehors, il n’y met pas les pieds. Ça grouille d’arbres gorgés à ras bord, la sève chante à tue-tête en chœur avec les petits animaux et la terre remue en cadence. C’est au matin, qu’il est passé pieds nus sur le sol mat du couloir. Les murs n’avaient plus rien à réverbérer. Il est passé comme un prince lunaire, comme si l’eau avait remplacé l’air dans cette partie du couvent. Quelques pas. Quelques instants. Plus tard, tu as entendu sous la douche une visiteuse qui tentait de se mesurer à lui dans la cabine d’à-côté. Elle chantait une chanson inconnue, une musique inconnue même, mais il avait déguerpi depuis le premier bonjour que vous aviez échangé devant les sanitaires. Il s’est assis quelques instants dans la salle de réunion pour écouter Agnès parler de la Chine, de la poésie et de la traduction. Les sons de gorge chinois ont essayé de s’encastrer contre lui, mais ils ont seulement réussi à prendre la forme laissée par son absence. Au déjeuner, tu es arrivée la première. Il n’était pas encore là non plus et rien qui y ressemble. Mais, oui, tu as pensé « te voilà » quelques instants plus tard, quand un vieux monsieur à long visage et pull rayé est entré par le petit couloir dérobé. C’est sûrement son large dos voûté qui t’a donné cette certitude — et sa grosse tête rectangulaire et une sorte de joie franche —. Là, il y a assez de place, le silence peut commencer et s’éterniser. La résonance qui lui est due tiendra.

Couvent de la Tourette Mars 22. Sur une proposition de Brigitte Corbel

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