Sérail Hors-Série / le Marché des Vacillantes
Une grande conteuse rousse et muette. Une joueuse de ney, dont la colonne vertébrale se terminait par un arbre. Sa cousine, qui par son apparence passait pour un homme dans la force de l’âge.
Voilà ce que le marchand d’esclaves avait en réserve pour Osmin, cette fois-là. En vérité, rien de cela, de celles-là ne l’intéressait, mais Selim, lui, serait étrangement content. Le marchand ne connaissait pas Selim, mais il le devinait à force, derrière la large carrure de son commissionnaire, comme un commissaire priseur en vient à la longue à identifier la personne invisible qui, à l’autre bout de la ligne, donne ses ordres par téléphone à l’acheteur assis dans la Salle des Ventes.
Le Maître sera content. C’était la formule rituelle qui concluait chacune de leurs transactions. Trois fois par an, Osmin faisait le grand voyage, qui ramenait plus loin dans le temps que dans l’espace, jusqu’au Marché des Vacillantes. Son intuition avait été intoxiquée par sa jalousie, de sorte qu’il s’en remettait entièrement aux conseils du marchand, se bornant à lui préciser lesquel.les des esclaves acheté.e.s précédemment avaient donné satisfaction. Le marchand lui prêtait en imagination un sérail immense, spéculant sur la régularité des visites et des achats d’Osmin. Le marchand s’imaginait qu’Osmin parcourait le monde à la recherche de raretés avant de revenir à son échoppe, trois fois l’an. Il ignorait que le Marché des Vacillantes était le seul qu’Osmin visitait.
Il était heureux de se débarasser de la joueuse de ney. Elle ne lui inspirait aucune confiance et pourtant il avait incapable de lui confisquer sa flûte, quelque redoutable qu’elle lui sembla. Il négocia âprement sa cousine, la femme à la barbe rétractable comme des griffes de chat. Il était fasciné par son pouvoir érotique, au point qu’il n’avait pas remarqué qu’elle était à tu et à toi avec tous les dieux et déesses existants encore, avec qui elle débattait en murmurant jusque tard dans la nuit. Sans qu’il put dire pourquoi, il vendit la conteuse à regret. Mais une conteuse muette était un meuble inutile, seule sa rousseur lui conférait un peu de valeur.
Osmin paya, comme à l’ordinaire, moitié en or, moitié en secrets.
Selim finissait toujours par libérer les esclaves qu’il lui rapportait. Certain.e.s refusaient cependant de quitter le Sérail, prenant pour de la gratitude, ce qui n’était le plus souvent que du désarroi, de la couardise, de la paresse et parfois, de l’affection, ou plus rarement, la curiosité.
Au contact de Selim, il s’avéra que l’arbre qui prolongeait la colonne vertébrale de la joueuse de ney, était en fait astucieusement planté dans un tout petit sac de terre qu’elle gardait bien serré dans son dos. D’où venait cette terre, comment un arbre si puissant pouvait-il y pousser et son bois servait-il à faire les flûtes ? Voilà trois questions qui restent sans réponse. Ce qui est certain, c’est que les conversations divines de sa cousine barbue étaient en fait des palabres où le son de la flûte et l’ombre de l’arbre jouaient un rôle essentiel.
Pour la conteuse, elle parlait en fait le double langage des signes et du cygne et savait en conséquence chanter toutes les ultimes histoires des êtres humains qui avaient traversé sa route. Par élégance, plus que par superstition, elle tenait à les garder secrètes jusqu’à ce que celui ou celle dont émanait ce chant du cygne ait disparu de son horizon. De bonne foi, cependant, elle ignorait quel serait celui de Selim Bassa. Purement et simplement.
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