Sérail Soir 07/01/19
Un objet d’étonnement renouvelé : la loge qu’on me propose dans chaque théâtre en tournée. Ma loge, c’est la salle où je pose mon manteau, mon sac. La salle qui est tout prêt du plateau, où vont et viennent les technicien.ne.s bien avant les artistes et où je funambule entre les un.e.s et les autres. Une loge, fermée à clé, éloignée du plateau, sous-entendrait qu’un secret est encore possible, une vie encore privée, que je puisse “n’y être pour personne” alors que je suis dans le théâtre. Je fais de mon mieux pour ne pas être au milieu du chemin comme un chien dans un déménagement, pour répondre aux questions, à toutes les questions, y compris par “ je ne sais pas… encore ”, “j’y pense et je te dis… ” ou “ ça c’est Victor / Sandro / Pierre / Julie, qui sait …”. Je suis là, dans le théâtre et je n’ai nulle part où me cacher, puisque c’est la justement la planque que j’ai investie, la petite maison de Peau d’Âne dans la forêt, là où je porte mes vrais habits et ma nudité. Là où l’histoire se raconte d’après ce que je connais de l’histoire, avec tous ce que les interprètes apporteront, dans ce cadre que je dessine sur le sol à la craie, dans le ciel avec un bâton. Il n’y a pas de faux-fuyant pour ça.
Hier, chose assez rare dans ma pratique, j’ai souhaité un moment intime avec Katharine et Stéphane pour retravailler, une ultime fois, leur grande scène du II, celle où le Pacha et la captive se ravagent au milieu de leurs nuits respectives. C’est une intimité où les techniciens rasent les murs, où Sandro tient le silence des coulisses d’une main de fer, où le chef et le pianiste ont presque disparu dans la profondeur de la fosse d’orchestre.
Parfois, les lignes du texte de théâtre épousent la situation des interprètes. Nous sommes à ce moment. Nous travaillons depuis le début cette scène comme un climax dans une routine para-conjugale, au bout de l’épuisement, de l’immobilité de l’attente… des mots tout cela, que Katharine et Stéphane incarnent. Mais cette fois-ci, c’est la dernière fois. Notre tournée d’un an s’achève et la proposition de Selim Bassa n’est définitivement plus valable au-delà de la limite du 15 janvier. Le combat va cesser, faute de combattante.s.
Stéphane et moi avons vécu un moment similaire au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique dont nous sommes issu.e.s. Les ultimes représentations du dernier spectacle de la dernière année. Les 3 Soeurs de Tcheckov. Il était l’amant de ma soeur Macha. Son régiment sur le point de partir, il venait lui faire ses adieux dans notre jardin. Elle ne se montrait pas, alors c’est moi, polie, attristée, qui les recevait. Je demandais : Nous reverrons-nous, un jour ? Il répondait : Non, non, je ne crois pas. Très gentiment. Tout en parlant, nous valsions au son de la lointaine fanfare — une valse que nous répétions rituellement chaque soir dans les couloirs vides du théâtre pendant la fin de l’acte III et qui tendait vers l’intangible , comme une chose qu’on aurait faite sans y penser, par inattention –. Un peu gêné.e.s, étrangement ému.e.s. C’était il y a 20 ans, et à l’exception de la générale du Sérail à Avignon, où j’ai dû remplacer Blondchen, nous ne nous sommes jamais revu.e.s sur un plateau, dans cette égalité du jeu.
Cette coïncidence du théâtre et de l’existence est un cadeau. Un cadeau puissant et empoisonné. Il ne peut s’agir d’y renoncer. Il ne peut s’agir d’y succomber, ou la tristesse qui prend au réveil d’un rêve trop heureux nous emportera pour des semaines et des mois dans son manteau. Il s’agit de se mithridatiser. D’en prendre une petite dose à chaque fois. La juste dose est un mensonge d’initié.e, un voeux pieux, une croyance. La livre de chair qu’on taille dans la fibre même de son histoire pour nourrir le jeu des acteurs et des actrices toujours affamé.e.s, aura repoussé demain, en monstrueuse excroissance…
Stéphane Braunschweig, qui nous mettait en scène dans les 3 Soeurs, avait écrit au khôl sur la glace de notre loge commune : DANSE AUTOUR DU VOLCAN. Titre et impératif à la fois de cette aventure sans lendemain qu’est chaque représentation.
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