Principes des Corps-songeants / Inventaire convexe et concave

[ J’ai observé strictement la consigne : je me suis perdu.e pour les perdre. Je ne me suis en aucune occasion écarté.e de plus d’un pas de côté de la voie, afin que jamais le parfum du vrai ne fasse défaut au corpus. Cependant, l'accumulation de ces erreurs volontaires nous auront emmené.es très loin… à moins que nous ne soyons revenu.es au point de départ. Là réside ma crainte : je ne suis plus en mesure de reconnaître la nature exacte de ce que je vais leur transmettre. Il m’est cependant impossible de sursoir plus avant. Le document vous parvient dans son intégralité : vous pourrez prendre les précautions nécessaires dans le cas où l’invention carambolerait la vérité, comme cela s’est produit lors de la remise du rapport de B.… ] 

 

Conformément à la requête qui m’a été adressée le 6 septembre jour-monde, je vais tenter de faire ici un rapport détaillé de l’avancée des travaux d’analyse de l’ensemble des sources et documents relatifs aux Principes des Corps-songeants.
En préambule, il est de mon devoir de tempérer l’impression générale de progrès dans notre compréhension du processus, comme dans notre appréciation exacte du déroulé des évènements, qui semble se dégager de ce rapport. Trop nombreux sont les intérêts qui nous plongent dans l’incertitude et dans l’embarras : nous redoutons qu’à l’issue de la lecture de ce document par l’Académie du Probable et l’Éminence Scientifique, un vote trop favorable ne nous condamne paradoxalement à abandonner nos travaux, tout ou partie. Mais plus inquiétant encore, les pouvoirs quasi-illimités de la Censure des Regrets [1] mettent chaque jour en péril l’intégrité de la recherche, en menaçant les expert.es qui sont amené.es, par force, et non, est-il besoin de le rappeler, par esprit de sédition, à côtoyer au quotidien une matière où le monde ancien est constamment présent. Pour ce qui concerne la rédaction du document, nous avons privilégié, dans la mesure du possible et de nos connaissances, un classement chronologique. Je remercie par avance Votre Haute Autorité Collégiale pour l’attention portée à ces réserves préliminaires.

 

Principes des Corps-songeants / Inventaire convexe et concave au 21 septembre jour-monde du 40ème cycle.

 

Publications visibles du Professeur Walter Hesias

 

Alice A, Ed. Allia, 1989
Dans le Carnet dématérialisé du Docteur R. Dewhite ( CdDD ), la note suivante : petit volume portant sur la période des soins à ma grand-mère et à son premier petit-fils. C’est une forme de récit morcelé, polyphonique où il est difficile de faire la part de l’étude de cas, de la poésie et du théâtre. De surcroît, il est traversé de part en part des notes intimes de la Chenille [2] sur sa mutation. En effet, c’est à la même période que les opérations et la médication nécessaires à son changement de sexe étaient les plus lourdes. Les effets secondaires du traitement nimbent les descriptions cliniques de la thérapie de ronds de fumée concentriques.
Le corpus Gabriella
[3]. 527 publications scientifiques dans des revues médicales spécialisées, pour une part en son nom propre, pour d’autres, sous différents avatars [4]. Pour l’essentiel, études de cas cliniques, mais dont l’approche laissait l’ensemble du Corps de l’Art extrêmement perplexe : il reste à ce jour impossible de savoir si les résultats brillants de ses méthodes à la marge ( contesté.e.s aujourd’hui par l’Académie du Probable et l’Éminence Scientifique ) représentaient une fin en soi ou un moyen pour le Professeur d’accéder à autre chose ( argent, passage, cachette, information, savoir, expérience… ). Dans cette somme, l’article I and my brother. Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry May 2001, est généralement considéré comme le premier pas vers la découverte des Corps-songeants. Cette théorie reste cependant douteuse : même si le cas clinique fait apparaître, sans équivoque possible, la première rencontre entre le Professeur Hesias et l’entourage élargi du docteur Dewhite, leur différence d’âge — le docteur Dewhite n’était même pas né — en fait surtout matière à littérature.
Différents recueils de poésie / REmuE.net Impossible à détailler pour l’instant sans déchaîner la Censure des Regrets, qui a miné le site.

 

Publications invisibles du Professeur Hesias ou alias

 

21 saisons du Journal d’un mot ( Un mot par jour. Chaque jour. Un seul )
Cet ouvrage de poésie présentant un vocabulaire archaïsant est violemment stigmatisé par la Censure des Regrets. Il est pourtant impératif et urgent qu’il soit mémorisé par les agents des Brigades de Normalisation. Il est démontré que le vocabulaire du Journal d’un mot est un moyen de reconnaissance entre les pratiquant.es du rêvoyage et un outil de moquerie chez les dissident.es, qui s’amusent à lancer un de ses mots en l’air, chaque fois que leur anonymat est garanti dans une assemblée ( soirée masquée, coupure de courant, extinction des feux… ) tandis qu’un.e autre répondra par un autre mot de même provenance en vue d’établir un trait d’esprit. Rappelons que l’énigmatique théorie formulée par le Groupe Alias Initial, soutenant que l’ouvrage était en réalité un outil d’encryptage, n’a pas survécue à l’exil de ses membres.
Imago Un étrange guide de randonnée ultra-légère, sorte de remaniement des 36 Stratagèmes à l’intention des pèlerin.es des années 2020. Ce qui en fait implicitement un ouvrage para-militaire. [5]
Écrits-Traces de la Chenille
Nous sommes dans l’obligation scientifique d’acquérir tous les documents se proposant sous l’entrée Écrits-traces de la Chenille, afin de les authentifier : ces transactions ne pouvant s’effectuer que dans un cadre d’opacité légale où les termes ne sont jamais à notre convenance, les consulter préalablement à l’achat est impossible. Ce budget est régulièrement critiqué par la Cour des Crédits, qui n’a pas la moindre idée de ce à quoi il est consacré, du fait de même de son opacité. En dépit de nos efforts, nous ne possédons à ce jour aucun document matériel ou dématérialisé appartenant à la catégorie des Écrits-traces. Le CdDD apporte néanmoins la preuve formelle qu’ils ont existé [6] Il est impératif que des missionné.es de terrain poursuivent cette quête. Cette pratique serait moins coûteuse et plus prolixe en renseignements fiables que les dégradantes transactions à l’aveugle auxquelles nous sommes contraint.es de nous livrer actuellement.
CdDD
Je rappelle que ce carnet est encore en élaboration dans les Abysses. Ses ramifications et leur retentissement sont observés 24/7 jours-monde par une équipe dédiée. Cette observation ne nous a pas permis ce jour de localiser l’auteur avec précision. Depuis peu de sérieuses interrogations pèsent sur la stricte paternité de R. Dewhite pour ces écrits [7]. En effet, il semble plausible que ce carnet dématérialisé soit alimenté par de nombreuses contributions extérieures. Cette thèse expliquerait en partie notre incapacité à localiser l’auteur. Ce système de relais est également susceptible de nous leurrer sur l’étendue de la propagation de la pandémie du Sang Noir ( ce qui concerne, au premier chef ,les Brigades de Normalisation,et dans un second temps les décrypteurs-anatomistes :la multiplication des membres leur fournissant potentiellement davantage de sujets d’étude ), mais également sur la longévité des rêvoyageur.euses. En dépit de toutes ces inconnues, il importe de rappeler que le CdDD demeure une mine de renseignements, qui ont permis d’éviter, et ce à de nombreuses reprises, des crises majeures pour nos financeurs.
Les Carnets de R. Dewhite
Le classement de cette somme est des plus complexes. Nombre de ces carnets [8] ont d’abord été pris pour des écrits-traces de la Chenille, mais depuis deux ans, nous avons la certitude que R. Dewhite est l’auteur de récits fictifs mettant en scène le quotidien de la Chenille en fuite [9], soi-disant pour se distraire. Ce qui nous apparaît comme un subterfuge assez grossier. Cependant, l’équipe constituée sous le nom de  I and my brother, qui s’attache plus particulièrement aux questions d’ubiquité dans le cadre des Corps-songeants, insiste pour que soit pris en compte une étrange familiarité avec certains faits alors inconnus de lui, dans ses carnets [10]. Ces considérations restent à relativiser : les techniques de réécriture et d’augmentation perpétuelles de ses propres carnets par l’auteur – ajoutées à l’encre tout à fait singulière qu’il utilise pour leur rédaction – en rendant la datation des coïncidences extrêmement hasardeuse. Enfin, R.Dewhite consacre une partie non négligeable de ses Carnets [11] à son enfance. Ils forment un récit complémentaire à Alice A. [12], sans permettre toutefois d’authentifier les faits présentés par le Professeur Hélias, ni d’établir précisément la succession des faits, ni même la liste des personnes présentes. En effet, le style extrêmement particulier dans lequel sont rédigés ces passages nous donne à penser qu’ils sont des retranscriptions de rêves, ou de séances d’auto-hypnose. [13] L’allégation de la Critique des Regrets qui voit là une forme de poésie ne peut être retenue. Par contre, la confrontation des sources en notre possession relatives à l’enfance de Dewhite nous a révélée que le Carnet 1 ne peut être qu’un plagiat. S’il renferme l’évocation d’un retour à la maison natale, il ne peut s’agir de celui de Dewhite. Cette découverte nous oblige à porter un regard nouveau sur l’ensemble des Carnets et par extension sur ce que recouvre le terme et le concept d’enfance pour l’auteur.
Les carnets de voyages
Presque intégralement dessinés, ils sont la source la plus fiable que nous puissions, à l’heure actuelle, mettre en correspondance avec l’élaboration des Principes des Corps-songeants.Pour ces carnets, les pistes de recherche se limitent à une alternative : soit ils sont des aide-mémoire pour les rêvoyages, soit des souvenirs. L’équipe constituée sous le nom de Point de Fuite, responsable de l’évaluation et de l’étude de ces carnets, insiste sur la possibilité de rêvoyage à l’intérieur même d’un dessin. Cette théorie est appuyée par la Fraction Sauveterre, pour qui les domaines propices aux rêvoyures / retrouvailles ne seraient pas uniquement des lieux géographiquement connus des voyageur.euses [14], mais également des “ utopies littéraires ”. Une des expertes de la Fraction Sauveterre avait poussé l’hypothèse jusqu’à soutenir qu’une figure de style pourrait accueillir un rêvoyage[15] Cette théorie met évidemment la Fraction Sauveterre en délicatesse avec la Censure des Regrets et il nous est impossible de dire si elle sera encore active à l’heure où vous lirez ce rapport, et si, conséquemment, les Point de Fuite persisteront dans leur propos.

 

Les archives du Squat Sang Noir ( SNN )
Le cadastre  Grâce à ce document les géologues et les acousticien.e.s de la Fraction Sauveterre ont fait de considérables progrès dans la compréhension de l’élection de la Villa Sang Noir pour la découverte et l’expérimentation empirique du rêvoyage[16], mais la menace constante d’une saisie de ce document et de tous les travaux connexes par La Censure du Regret rend l’atmosphère de leur laboratoire difficilement respirable et occasionne de nombreux accidents. Littéralement, il semble que les archives du SSN réagissent mal à l’angoisse de l’équipe qui les étudie : leur papier s’effrite ou moisit, épaississant l’air au point de contraindre les expert.es à travailler masqué.es, puisque les images de reproduction sont systématiquement surexposées et, par conséquent, inutilisables … Quant aux séances de médiations préconisées en pareilles circonstances par le SSN lui-même, elles sont impossibles à mettre en place sous l’ épée de Damoclès de la Censure des Regrets.
Les interviews
Nombreuses et peu fiables, elles s’apparentent à des récits cryptés pour égarer le lecteur. Leur audition laissent un sentiment d’amusement très déstabilisant pour les équipes qui les ont ouvertes. Ne perdons pas de vue que ces interviews restent des sources à risque de contamination majeur. Le personnel manque, en nombre et en qualification, pour analyser une pareille somme.

 

En conclusion, trois questions cruciales pour notre pénétration des Principes des Corps-songeant et leur utilisation par nos financeurs restent en suspens :
La première concerne la nature de la relation entre Sacha et R. Dewhite : fraternelle ou fictionnelle ? Et le cas échéant, doit-on envisager l’équation Sacha Dewhite = R. Dewhite ? Dans cette occurrence, qui était le deuxième patient du Professeur Hesias dans le cas dit “ Alice A ” ?
La seconde interrogation est relative aux Évaporées du marais  : Ce recueil disparu est constamment évoqué dans les interviews, ainsi que dans certains Carnets. Bien qu’il fasse référence à des faits très largement antérieurs aux Corps-songeants et qu’il soit entaché des pires références du Monde ancien ( magie, métempsycose, conversation avec les défunts… ), sa récurrence et ses similitudes sémantiques avec les rêvoyages, ne peuvent être ignorées. Bien que cela nous déplaise, les pionnier.es en matière de Corps-songeants vivaient dans la marge des livres et se considéraient eux-mêmes comme des esprits poétiques. Visiter les impasses qui nous sont proposées pourrait à terme donner les meilleurs résultats.
La troisième question porte sur les plagiats mémoriels de Dewhite dans ces carnets. Nous émettons l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’ajouts fictionnels, mais bel et bien d’emprunts à d’autres membres du mouvement. Doit-on y voir une forme d’hommage pour ceux et celles qui tendent à disparaître du monde visible ? Un genre de cannibalisme ? Une perpétuation ou une assimilation ? L’apparition de ces détournements dans le CdDD nous donne à penser qu’ils sont acceptés par l’ensemble des membres fantômes. Mais le but, lui, nous échappe.

 

[1] Depuis la parution de ce rapport le nom Censure des Regrets a été changé en Investigation du Regret

[2] Surnom dont la communauté médicale affuble le Professeur Hesias dès son internat, et qu’il semble revendiquer. Le Docteur Dewhite lui préfère parfois par le terme de Grand D’ombre. Cf Annuaire des Avatars

[3] Le corpus est nommé d’après le article dernier identifié retrouvé à ce jour

[4] Pilar Carter, Schöne Hilde, Yves Lejeune C. Laguenille… dans 6 ou 7 langues européennes, indifféremment féminins et masculins.

[5] À l’heure où je reprends ces lignes, vieilles déjà de deux lustres, il m’apparaît de plus en plus clairement qu’Imago n’est pas le nom d’un volume, mais du volume de l’entièreté des écrits de la Chenille. Intuition plus qu’hypothèse, cependant… in CdDD

[6] La Chenille écrit toujours. L’écart se creuse entre nous, ses déplacements sur la surface du globe semblent aléatoires, dictés seulement par l’intérêt des cas qui lui sont proposés par des voies de plus plus discrètes. J’ai au moins 3 ans de retard quand j’arrive par bonheur à mettre mes pieds dans ses pas. Cependant, depuis quelques temps, il m’arrive de trouver d’épais carnets de papier brun, écrits et dessinés dans les lieux où elle a demeuré — maisons à l’abandon, loin des villes le plus souvent… récemment pourtant une petite chambre dans un immeuble frappé d’alignement… — . Je les apprends par coeur, la vigilance est contagieuse. Ils sont peut-être encore où elle les avait laissés. Et moi, après elle. in CdDD

[7] Une réflexion est un cours sur une autre dénomination de l’objet.

[8] Carnets 2 à 6, 8 à 10, 13 et 14, 20,23, 27 et la série dite Cardinale

[9] cf CdDD :  Entre deux visites sur ses traces, ces vacances absurdes à l’aveuglette dans des trous, en province, ou dans les pays qui sont la province du centre monde, j’écrivais comment il y vivait, ce qu’il y avait vécu, pour m’en débarrasser , pour que cette vie, minuscule, planquée qu’il avait mené ici ou là, c’était sûr, dans un but qui souvent m’échappait complètement et d’autre fois partiellement, mais en sachant toujours que je ne voyais pas le grand tableau, comme lorsqu’on assiste à une éclipse de lune, en sachant toujours qu’il y avait des coulisses, des tiroirs secrets, des prologues, à ses intentions, quelque part, j’écrivais pour que cette vie se sépare de la mienne, fasse encore une différence, quitte ma pensée, un instant, pour me débarrasser de ses ramifications vivaces qui, je le croyais dur comme fer, envahissaient mon esprit et mon corps et puisaient dans sa substance pour croître. J’écrivais ses moindres journées, ses instants, ses repas, sa solitude et ses illuminations, minutieusement, jusqu’à ce que j’ai compris, dans des circonstances intimement déroutantes, que jamais il n’avait envahi mon esprit et mon corps, que jamais il ne m’avait privé de mon temps et de ma matière, mais, tout à rebours, combien il m’avait augmenté, combien ses ramifications en leur vivacité prolongeaient mon corps et mon esprit dans l’espace et dans le temps. Tout ma vie avait été placée sous le signe d’un très grand amour, inédit et méconnaissable, mais oui, quel autre mot ? Un très grand amour. Le jour où je l’ai compris, j’ai cessé d’écrire ses journées, ses manquements, ses blancs et ses doutes, ses absences, son mystère et ses cachotteries pour les

[10] Le Syndrome Vert émeraude Très framboise, ainsi nommé d’après la description de l’appartement de Sauveterre dans lequel la Chenille s’est caché.e de nombreux mois et que R.Dewhite décrit dans le Carnet 42

[11] 1,18, 21,22, 32 et 44

[12] Cf Publications visibles du Professeur Walter Hesias. Paragraphe 1 section 1

[13] Ce style est familièrement désigné par l’auteur comme “ le parler du petit gnou ”.

[14] Comme par un fait exprès, les rêvoyages les plus satisfaisants en terme de stabilité ont pris place dans des lieux extrêmement proches du SSN et familiers de leurs membres, soit par une connaissance personnelle ( Appartement de fonction du Lycée Jean Hypp, après rénovation, cabinet du Docteur Ledoux, pavillons de l’Atlantide étêtés par la grande tempête ), soit par un ouï-dire local très puissant ( la cave à souterrains de l’ancienne bibliothèque ). In Principes des Corps-songeant / Le Cas du Squat Sang Noir / Notes préliminaires et vrac

[15] Certain.e.s expert.e.s de la Fraction avaient poussé l’hypothèse jusqu’à soutenir qu’une figure de style pourrait accueillir un rêvoyage. Ces extrémistes ont été isolé.e.s.

[16] Le SSN se délectait de l’homonymie avec une agence de voyages de Sauveterre dans les années 90. Ce détail nous donne une mesure de la pratique de l’humour au sein du mouvement

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