UN BON ÉTÉ / TIERS LIVRE / CHANTIER

À Sauveterre, il n’y a que pour les morts qu’on creuse profond.
Penché au-dessus de la fosse, on croirait facilement qu’il y a quatre mètres de profondeur. Un peu comme l’illusion d’optique qui fait voir les morts et les gens de la télé plus grands qu’ils ne le sont en réalité, bien qu’en réalité, les morts ne sont plus. Ils ne sonnent plus non plus à l’improviste, comme on fait en province, pour discuter à la grille ou prendre un café en passant ou déposer quelque chose, un livre ou une bouture, dont on s’était parlé quelques jours avant. Depuis qu’ils n’ont plus comme avenir que l’apprêt fourni par les Pompes, l’avant dont il avait été question n’a plus cours. On leur a coupé le sont, il ne leur reste que les restes, ce qui demeure dans leur dernière demeure. C’est-à-dire qu’ils ne sont plus rien d’autre que morts, c’est définitif, comme d’être nés.
Ce n’est pas le sujet, mais si on doit parler trou, il faut bien en passer par là, parce que c’est quand même une spécialité locale de ne creuser profond qu’en cas de décès. Et encore, au propre, pas au figuré… mais ce n’est pas le sujet.
Ici on fait des trous de punaises, comme les locataires, les pelleteuses prennent la terre avec des pincettes et les promoteurs ne s’avisent pas de dépasser les trois étages. Jamais on n’irait planter une grande méchante vis de dix mètres de profondeur, avec sa grosse cheville. Ce n’est pas par respect de l’environnement, entendons-nous bien, on n’a pas peur de ne pas récupérer notre caution au moment de la pesée des âmes. C’est par crainte des emmerdements sans nom qui éclaboussent sans fin quand on remue la gadoue. Ici, rien qu’en ramassant des pommes des terres on trouve du gallo-romain en veux-tu en voilà. Alors avec un chantier immobilier, on a toutes les chances de donner de la pelleteuse dans une nécropole. Et là, c’est la Mort avec un grand m : les travaux sont interrompus jusqu’à la fin des temps. Les fouilles commencent… Avec leurs petits pinceaux et leurs gentilles pelles, les paléontologues, les archéologues, les médiévistes, sourient d’un air faussement ennuyé : en fait, c’est toute la ville qu’il faudrait retourner. Mais les moyens manquent, techniques et financiers, alors ils vont bientôt refermer. Dans un an, ou deux, ou trois… Leurs yeux pleins d’espoir dans le progrès se lèvent vers le ciel : un jour nous disposerons des moyens de creuser en profondeur sans risquer d’abîmer les vestiges, et là… On verra ce qu’on verra. En attendant, ici, tout le monde prend ses précautions. Il n’y a qu’une seule chose qui tient les fouilleurs à l’écart : la graisse. La bonne grosse graisse bien appliquée sur les pattes idoines. Pour la construction des Caraïbes, personne n’est allé y regarder de trop près. Le mur du chantier faisait cinq mètres de haut. La bibliothécaire disait en ricanant qu’ils avaient élevé une double palissade comme dans la Princesse de Clèves. Il fallait une autorisation spéciale pour pénétrer dans l’enceinte et tous les maçons, du chef des travaux au dernier des gâcheurs de plâtre étaient badgés, comme pour le Festival de Cannes. Mais les vigiles, qui faisaient les nuits, passaient boire leur café à la Secousse. Et quand Marcel l’allongeait au cognac, on entendait de drôles d’histoires, avec des macchabées dedans qui ne dataient pas tous de Mathusalem. Enfin, rien de trop récent non plus. Mais des choses qui auraient bien intéressé les têtes chercheuses du Kalifat [1]… Je dis ça, je ne dis rien. D’ailleurs, j’ai à faire.

Quand la jeunesse a eu son retour de flamme pour Émile Gaboriau, la mairie a entrepris de restaurer son monument funéraire au cimetière. Il y avait eu des visites, des fleurs, des poèmes Maldororant, des escape games et des murder parties, des tags et des graffs… il fallait agir, maintenant que les médias régionaux, soucieux des réseaux sociaux, s’intéressaient à son cas. Il en allait de l’honneur de Sauveterre, a fait savoir le maire. C’est à cette occasion qu’on a découvert que le héros du jour avait joué les filles l’air : dans le caveau, point d’Émile. La télé a fait comme si, mais le secret s’est vite éventé. La chasse au cercueil était ouverte et bientôt les alentours de la villa Sang Noir se sont mis à ressembler à une taupinière sur la lune. Mais il était profond, le Gaboriau. Profond et dans un cercueil en plomb. Sa dernière intrigue aura mis tout le monde sur les dents pendant deux décennies.

[1] Le deuxième témoin fait ici allusion à Dominique Kalifa, spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations au XIXe siècle et premier XXe siècle. Mais on voit clairement une légère confusion avec le califat et les organisations dhijadistes, que les fréquents déplacements du chercheur à Sauveterre et les deux thèses réalisées sous sa tutelle par des doctorants pourtant bien implantés sur le territoire n’ont pas réussi à dissiper complètement auprès d’une certaine partie de la population. Ce malentendu a largement contribué, au désespoir du principal intéressé, à la situation dramatique dans laquelle le Squat Sang noir a dû être évacué.

Cet article a été publié dans blog. Bookmarker le permalien. Les commentaires sont fermés, mais vous pouvez faire un trackback : URL de trackback.