Défets
25 juillet 2021
Une promenade avec Juliette à la Tourbière. Je lui offre ce livre que j’étais si fière d’avoir trouvé à Noël dernier (tout en ayant conscience que Marcel ne le lirait pas, même s’il appréciait de le voir) : Femmes, pouvoirs et contrebande dans les Alpes au XVIIIe siècle de Anne Montenach. Peut-être un jour viendra où nous compagnonnerons sur cette route d’écriture locale comme nous l’avons fait dans la Tourbière… Quelques jours après, un bref échange entre Marcel et Alexandre vient ponctuer ce don :
— …, le caractère savoyard, tu vois !
— … Non. C’est quoi le caractère savoyard ?
— La contrebande !
L’arrière-grand-père manchot, voilà que j’apprends qu’il a amassé toute sa vie durant de petits lopins qu’il achetait avec sa pension d’éclopé, au point de faire un domaine respectable à cultiver. J’entends cela et me revient cette obsession que j’ai porté des années durant à collectionner des morceaux de draps ou de serviettes usés, brodés d’un monogramme quelconque dans l’espoir d’en faire un jour un couvre-lit ou une nappe.
Marcel m’a retrouvé le compte-rendu intégral de l’enquête sociale dont j’avais fait l’objet (ainsi que ma famille, mes deux familles) dans le cadre de l’ultime procès intenté pour ma garde. J’avais douze ans alors. C’est un document d’une dizaine de pages manuscrites par l’enquêtrice. Des proches, des profs y sont aussi interrogés à mon sujet. La première lecture fait mal au ventre, mais assez rapidement apparaît la chance que représente la possession d’un tel document sur son enfance, sur son entourage.
J’y apprends que mon père n’était pas capable de me prendre dans ses bras à ma naissance. « Blocage psychologique ». Il est difficile d’exprimer le soulagement que m’apporte cette nouvelle, une fois passés l’effet de surprise et une peine d’un autre âge. Quelque chose d’une attente s’arrête net. Et un moment particulièrement gênant — le seul, en fait — du Récit se trouve éclairé et débarrassé, justement, de sa gêne.
Mon amie Sylvie me fait remarquer que je suis toujours en paix avec l’écriture en été. Je viens de lui dire ça comme ça. Elle me demande comment je pourrais faire pour maintenir cet état le reste de l’année. Paradoxalement, ça pourrait passer par moins d’écriture, par supprimer le temps où j’écris comme une perdue, au jour le jour, comme on bouche une fuite d’eau avec sa main.
20 décembre 2021
Est-ce que je n’ai pas écrit lors de mes dernières visites ? Ou bien ailleurs ? Nous avons commencé l’inventaire des papiers, carnets et documents de tous ordres que Marcel a mis de côté. Même les lettres et les cartes que je leur ai adressées, il ne veut pas les garder. Ils avaient également brûlé leur correspondance amoureuse une fois marié.es. Je les soupçonne d’entreposer sans aucun sentimentalisme. Par flemme. De ce nouveau flux d’archives, que dire ? J’ai trois souvenirs ? Un télégramme de mon père pour mon premier anniversaire — 12 mai 1973 — expédié de Marseille. Je ne l’avais jamais vu. Il faut que je mette le nez dans le livret de famille, je crois que mes parents n’étaient pas encore divorcés à ce moment-là, mais qu’il était déjà parti pour l’armée. Un geste diplomatique donc. C’est surtout la forme du télégramme qui m’étonne. Son support de papier brun — je les imaginais bleus — les encres différentes, et la date imprimée du 12 mai 1973. Une affiche de mon spectacle Athalie au CNSMDP. J’avais opté pour un visuel façon fêtes des écoles chez Madame de Maintenon. Une grande enveloppe de certificats de vaccination de mon beau-père, apte au travail d’ambulancier. Son brevet de maître-nageur. Une photo sur une carte. Marcel me rappelle que Pierre avait tous les permis possibles (poids lourds, convois exceptionnels, bateau…) et qu’il buvait. Un gendre préféré. Retour du Livre de ma Naissance, que j’avais découvert l’été dernier, acheté par ma grand-mère et dans lequel figure un nom qui était leur secret. Un supplément détachable du pèlerin : « Comment enregistrer vos proches ? » en couverture… Avec quelques conseils pour écrire l’histoire familiale à l’intérieur. Il n’a aucune idée de ce que je fais et comment en aurait-il ? Il ne va pas me lire en ligne. Mais il y a une forme de vertige dans une telle contrebande. Au milieu de tout ça, je saisis sous sa dictée la nécrologie qu’il s’est écrite et qu’il croit prétentieuse. Il rit de gêne chaque fois qu’il évoque un point positif à son sujet. Après, pour la première fois, il est question de son « trop travailler ». La sonnette d’alarme de la médecine du travail a fait son office, mettant un terme à des journées de 20 h (livraison le jour, taxi la nuit), mais quand on arrête de faire des journées de 20 h, c’est rarement pour passer à 8 h quotidiennes. Je demande grâce pour le dossier restant, qu’est-ce qu’il me réserve sous sa couverture orange ? Je me méfie de ce grand chamboule-tout du vide-grenier familial. À chaque jour suffit sa peine. Nous verrons la suite demain. J’ai l’espoir d’écrire sur Jeanne Chatellard, dite la vieille mamie, pendant mon (mes ?) séjour ici. Commencer par un tour au grenier. Voir des choses qui restent. Il n’y a pas de romanesque possible. Confusément, je sais qu’il s’agit d’une approche en crabe, à la manière de l’Amnésie de l’Enfance : pas de fausses proportions. Stylistiquement, pas de romance, pas de nivellement. Les formes brutes, l’asyndète poussée au maximum de ses possibilités. C’est le prix de l’apparition éventuelle d’un je — qui n’en vaut peut-être pas la chandelle, mais qui fait figure d’objectif dans le lointain pour l’instant —. Approcher quelque chose de cette famille, comme j’ai voulu le faire avec Cet Amour, sans prétendre à rien d’objectif, mais en me dégageant des voix anciennes. Tout ça est de l’ordre de la sensation, pour l’instant. Sensation bousculée par mon arrivée sur les lieux, dans la maison même de Jeanne Chatellard. Je regarde d’un œil neuf.
27 octobre 2020
Pour mon départ, Marcel m’offre la partition d’une de mes chansons préférées : Du gris. Ça se télescope à sa réflexion de la veille : Finalement, je pense me faire crématiser. C’est moins lourd à porter, non ? Sinon, le cercueil : allez les vers !
Génie symbolique du gars.
Il faudra trouver un moyen de le relier à ces précédents exploits : pour l’inhumation de l’urne dans la tombe qui contenait déjà le petit cercueil — et les deux ensembles elles ne tiennent pas plus de place qu’un petit coffre à jouer —, il est tombé aussi, il a appelé son fils qui l’a relevé — deux équipes à présent, la mère et la fille, le père et le fils, chacune de son côté bien séparée de l’autre par une ligne blanche — et le fils est reparti avec les morceaux de la chaise, comme il avait déjà emporté les morceaux de la mère, et lui, demeuré seul dans la cuisine familière, il a mis une tarte dans le four et sa distraction, le contrecoup de la chute, l’a réduite en cendres. Je suis resté trop longtemps dans la salle de bain, dit-il — et c’était elle autrefois qui se faisait se reproche, trop longtemps dans la salle de bain, deux toilettes par jour, matin et soir, lentes toujours, tranquilles — la chute m’aura tourneboulé. Alors tu n’as rien mangé ? Si j’ai mangé le dessus de la tarte, mais pas la croute brûlée, avec mes dents… — et c’était elle également qui dans les dernières années ne mangeait plus que les framboises et la crème des tartelettes que chaque jour, triste et plein d’espoir, il rapportait de sa sortie en ville à l’appétit de son moineau d’épouse —
26 octobre 2020
Pour faire le portrait d’un.e ami.e, peindre d’abord la voix : les longues conversations de téléphone depuis ce bout du monde, il faudrait les saisir dans des poèmes.
Ils sortent de l’école et on les interpelle pour venir jeter un œil à la crypte de l’église sur le chemin. Le plancher a été soulevé, on coulera bientôt une dalle. Un trou et dedans les manières de cercueil, des boîtes avec dedans des os. Quand ils repassent l’après-midi, l’exposition à la lumière a réduit tout cela en poussière. Une jeune fille enterrée vivante dans la crypte. Ses cris, on les croyait diaboliques, un appel pour entraîner d’autres avec elles vers le royaume des morts. À l’enterrement suivant, on retrouve son cadavre, assis en haut des marches, sous la dalle trop lourde.
25 octobre 2020
De l’autre côté du plan d’eau, une petite fille conduit le vélo-poussette de son petit frère tout en tenant une longe : devant eux deux gros huskys donnent à l’équipage un air de traîneau. C’est une vision magique et drôle, charmante et cocasse. Cette petite fée à legging rose et casaque grise, plus menue que les chiens, les jantes hallucinantes du petit tricycle tricheur, avec ses pédales sans pédaliers.
24 octobre 2020
La stèle de l’abbé Duval est taillée comme un pan de montagne. Adossée au mur, l’humidité par endroits sèche l’environne de tâches claires comme des bandes de brumes.
23 octobre 2020
Je reprends ce jour un texte plus ancien, à la manière de Saint-John Perse, provenant d’un atelier du Tiers-Livre. Je reprends et j’augmente, puisque ces défets sont toujours écrits dans les montagnes, lors des séjours chez mes grands-parents — cette appellation, je le découvre est pérenne, qu’ils soient en vie ou bien morts — et qu’en dépit du rejet violent pour nombre d’écritures autobiographiques — la complaisance, la faiblesse du point de vue trop souvent —, il y a des choses que je tiens à consigner. Notamment les éléments récents de la lignée des patronnes.
Celle qui Ourse avait marié un Chêne, s’inscrivant ainsi dans la forêt des contes
Celle qui coupait le feu et avait fait construire sa maison sur les ruines d’un incendie
Celle qui tenait son journal depuis toujours
Celle qui ouvrait grand son manteau pour y engouffrer les petites filles perdues qui se précipitaient vers elle, vers sa bouche gaiement rouge.
Celle qui ne se remettra jamais de ne pas avoir été sa sœur tôt décédée
Celle qui acheta la première (?) un café et qui avait marié un rouge qui payait des coups pendant la messe et qui a opté pour un enterrement civil
Celle qui a divorcé et qui s’est vu interdire l’entrée de l’église
Celle qui aida celle qui avait divorcé en lui louant de quoi établir un petit atelier de couture
Celle, dure comme un caillou, qui appelait son fils : l’infirme, parce qu’il boitait
Celle qui venait d’une autre vallée et s’appelait aussi Jeanne, comme la grand-mère puissante et très aimée de son mari
Celle qui est la dernière venue dans la lignée des patronnes
Jusqu’au cimetière. Les sapins qui portaient ombrage à la sacristie ont été coupés. Les murs de pierre grise finiront bien par sécher. La grande et grise villa Marie-Louise — villa, mot luxueux et rare parmi les chalets —, son jardin sans autre barrière que les ronces, entraves définitives au portail de fer forgé, aux arbres larges assez pour cacher un loup sinon sa queue, traversé des courses effrénées de tous les gamins et gamines du coin, follement occupé.es à des jeux de territoires couvrant le village et les campagnes environnantes, jardin qu’on disait parc, plus tard ouvert par Meaulnes sur le château d’Yvonne : un parking à présent, devant la villa ravalée en crépi clair et efficace. Dans mon souvenir, la petite tombe de l’enfant toute blanche avec sa petite stèle ornée d’un ange de pierre râpeuse dont la tête tenait dans ma paume. Mais quelque part dans les dernières décennies, une pierre tombale de granit gris clair a été posée là, ramenant à des proportions plus conformes à celles des sépultures voisines. Et un gros ange de pierre par là-dessus, mais pas assez gros pour n’être pas anecdotique, mais gothique. En blanc, dans une police décevante — oui, c’est le mot — les noms et les dates, tout au bord de la pierre, rendant impossible tout ajout à la suite, alors qu’une place reste dans la tombe. Rien n’est là de ce que j’aimais. Les restes, oui, mais si le segment vaut pour la droite, les cendres sont moins que le savoir-faire de la tarte aux pommes dans la convocation de la Jeanne.
15 Juin 2019
Parfois, les mots sont si fatigants
Ils courent autour de moi en criailleries
Ils s’accrochent à mes jupes même si je porte le pantalon
Ils me grimpent sur la tête comme des petits singes
D’un sans-gêne pas croyable
Et murmurent de mille voix à mes mille oreilles
En un concert cacophonique et indescriptible
Tandis que d’autres attendent en cohortes débraillées
Un regard, une tartine, un coup de peigne affectueux
Et sans autre ambition que la caresse.
Parfois, on me dit : tes élèves sont comme tes enfants
Quelle erreur !
Mes élèves sont mes élèves et ne sont comme rien
Ni personne d’autre que
Des camarades
Des soldats d’une même phalange
De cette grande main avec quoi
Moi aussi je fais corps
Ou personne d’autre que
Des étrangers identifiés
À leur manière de ne parler qu’une seule langue
Qui m’ennuie.
Les mots sont mes enfants
Marmaille endiablée de joie
Épuisante et qui m’arrache
Finalement un pauvre rire
Finalement à l’absurdité trop brève du monde
Dont elle fait une marelle qui relie
Le ciel à la terre
En passant par là, où ça bat et se bat
Ou lignée d’enfants vieillards
Toujours déjà plus vieux que moi
Ils font le bruit d’une chose très ancienne
Contre le sol de poussière.
Quand je ne tiens plus debout
Ils courent toujours
Et nagent et dansent
Ma nuit est blanche ?
Ils dorment à poings fermés
Ronflements et renflements
De petits ventres chauds et doux
Air de la fenêtre pourtant close
Qu’ils ouvrent en corolle.
16 Mai 2019
Je vois ça comme les cartes d’un jeu, posées à plat, mais en constant mouvement. Elles se déplacent comme des organismes, des bactéries au gros plan du microscope, des populations migrantes vues de la Lune. Les cartes bougent et les figures qu’elles supportent se déplacent à leur tour, dans l’espace en apparence restreint que celles-ci leur offrent. Certaines de ces cartes ont un verso très puissant, qui, caché, est présent comme un écho, insistant, un fantôme. D’autres textes, antérieurs imposent leurs visions, leur brutale postériorité : disparition des personnages bien-aimés, Sérail en cendre, ultra solitude du dernier témoin — Osmin, chez Kronauer serait un immortel Simbad/vision fugitive qui traverse tantôt, la posture de Mousse devant le grand coffre du pirate Mordicus — ils font grésiller le présent du Sérail, fantômes avant l’heure. Pour l’instant, cette sensation est si profonde, si étrange qu’elle me captive — me capture — et me fait retarder jour après jour le moment d’écrire tout cela ensemble. Mais il y a une autre raison à ce sursis : ce grésillement opère, il effondre lentement les murs, promet l’apparition d’une architecture nouvelle, dénudée, celle d’un… pont, passage, viaduc entre les idées les époques et les sensations. Il faudra creuser ça dans la médiation, croiser ça avec la sorcellerie blanche. Ce futur noir, écroulé, solitaire qui s’est dessiné pour le Sérail, le rend, paradoxalement, plus puissant, le met davantage encore à l’œuvre. Loin d’annihiler, très loin, il en reconnait la permanence — de mots —.
La lecture d’un extrait du journal d’Anh Mat (les Nuits échouées) pris dans une gâtine d’écriture, où il cherchait un peu de réconfort auprès des 2 Sisters, m’a profondément touchée. Et remise au travail incertain et ingrat des Défets, avec un courage d’une autre texture.
12 Mai 2019
Tout poème est à double sens Celui qui lit — est lu lui-même par le poème
Anise Koltz
J’attends que les éléments, nombreux, de la mosaïque prennent leur place. Il y a le travail et il y a l’attente indispensable à ce que ça travaille. L’écriture redevient une matière, comme le bois, la pierre, qui joue, qui travaille et craque alors qu’on est au fond de son lit et de la nuit et qu’on n’y pèse pas lourd, une plume d’édredon vraiment, dans la balance qui sur l’autre plateau porte la maison tout entière. La maison qu’Emma a bâtie (… une espèce de proverbe, comme l’épée de Damoclès ou la lettre à Rodrigue).
9 Mai 2019
Le manque de place dans la fenêtre petite de cet écran qui m’accompagne partout immobilise le prochain coup à jouer sur le Sérail. Tant d’éléments — pièces de cette mosaïque — se bousculent ici, leur temporalité superposée à celle du voisin, c’est la façon de faire de cet endroit même où les fantômes et les ombres valent autant que les vivants qui leur succèdent dans leur fonction auprès de Selim Bassa. Le Sérail est devenu le modus operandi de son écriture et réciproquement fascinant. Voilà plusieurs semaines que je demeure sidérée devant cette sulfure, figée dans son verre. Chiennes de faïence à qui plus rien ne manque. Plus rien sauf une case. Il me manque une case, comme au taquin, une case qui conserverait éternellement son vide, mais pas sa place, pour réinventer la mosaïque. Et respirer à nouveau. Une mauvaise ouvrière accuse toujours ses outils… parce qu’une bonne refusera de travailler avec des mauvais. Ce soir, demain, très vite, il faut voir autrement. Emprunter des écrans, écrire sur des bristols, utiliser les chiens de pailles des cartes du Mantegna, n’importe, passer à la suite parce qu’au-dehors, ça pousse les murs.
3 Mai 2019
Arrivée première à un sinistre concours de circonstances, une amie s’est trouvée à accompagner les derniers moments de sa mère, femme dure et mal-aimante, avec laquelle elle avait pris ses distances depuis bien des années. Et pourtant à l’heure de la dernière heure, c’était elle, la petite, qui se trouvait là, pour lui tenir la main. Il n’y avait pas d’apaisement possible dans la rancœur que la gamine gardait du saccage de son enfance, de son adolescence et des années de travail qui lui avaient été nécessaires pour arriver à tenir debout, et malgré tout, à aimer, à vivre. Elle détestait être là, dans cette ultime prise d’otage, quand tout à coup, il lui est apparu qu’elle était une femme au chevet d’une autre, pour l’accompagner dans un dernier passage, comme tant d’autres à travers les siècles ont tenu la main des parturientes et des mourantes, qui si souvent se confondaient, se confondent encore dans des contrées moins bien loties que les nôtres. Sa place s’inscrivait dans la lignée des femmes.
Cette réponse se présente, comme Mary Poppins, à une toute petite fille bien en peine de réaliser la tâche monstrueuse qui lui a été assignée voilà des années et qui se débat comme une forcenée dans l’injustice qui lui est faite. À présent, elle va pouvoir retourner à ses occupations, à son occupation : jouer, inventer des mondes, les voyager, rire. C’est la femme qu’elle est devenue, est tant que femme de la lignée des femmes, et non en tant que membre d’une famille, qui sera présente à l’heure dite, pour réaliser le vœu d’une très vieille femme, de mourir en sa présence. Dans la terre du petit arbre de l’appartement, trois pierres peintes, vestiges d’une journée de passation de conteuse à conteuses d’une très ancienne de Cendrillon, une version grecque. Une journée sur la lignée des femmes en compagnie d’une amie d’adolescence, priée pour l’occasion, sous la houlette de Martine Tollet. Vestiges ? Bornes plutôt, d’une route sans début ni fin. Après nous les libellules et les biches prendront la relève.
2 Mai 2019
Je me souviens de cette rue, du milieu de cette rue — mais dans quelle ville ? — où j’ai eu l’idée de la disparition du Pacha, sortie géniale dans un nuage de fumée, truc dans un monde d’illusion, boucle merveilleuse qui ouvrait d’un coup toutes les portes. Selim disparait dans un nuage de fumée. A disparu. Nulle part où le chercher. Il n’y a rien d’autre à en dire.
Une amie, comme une sœur, m’accueille. J’étais sous la pluie battante et il fait bien chaud dans ses mots. À temps partiel, elle est ange de la mort. Ange dans la mort. Je me sens à un tel point inexpérimentée dans ce domaine. Or le glas sonne. Je tremble dans le vent trempé malgré tout. On voudrait pour ceux et celles qu’on aime, et pour les autres, un passage facile, c’est à dire léger à accompagner. On voudrait un nuage de fumée. Finalement ma grand-mère me sonne pour que je fasse une course. Je passe chez une amie à elle, Mathilde — à la peau diaphane, au visage lunaire — connue depuis l’enfance et j’y prends le café avec deux autres Miss Marple des montagnes. Le plafond est bas, les murs épais. Là aussi il fait chaud. Je suis le bonhomme de neige de Prévert : après mon départ, il restera une flaque, un vieux chapeau et une pipe en bois. Je rapporte à ma grand-mère sa petite gourde d’eau Lourde(s). Elle lui attribue le premier coup de chance qui passe — un miracle — et moi, je n’aime que les hasards. Si cette gourde de Bernadette avait pu plutôt m’envoyer sur la Lune, j’aurais été épatée. Au lieu de cela, voilà que tout mon temps m’appartient pour fouiller les combles du Sérail. Note pour le Gros Jardin : Les gourdes d’eau lourde de Sainte Bernadette
29 Avril 19