C’était à Vienne, mais ça n’a plus d’importance à présent. Un ancien corps de bâtiment morcelé de boutiques franchisées et d’appartements décrépis jusqu’à l’os en étage des néons clinquants. Quelque part, une porte noire, étrangement basse, dans un immeuble des années 20, engoncée dans un cadre de vieil or crasseux. On dirait une serrure, dans un souffle. Il n’y a pas de porte, quand on s’approche, mais le moignon d’un couloir sombre, qui escamote les visiteurs par les côtés. Prendre à droite ou à gauche est indifférent : les deux entrées desservent un même espace. Une scène étroite, surplomb d’un encombrement de coussins et de tables basses culs par-dessus têtes. Un homme sans âge, avec des dents en or usé, offre le thé. Le lendemain, il n’y a plus rien là. Et le rien paraît très crédible. Les dorures sont là. Mais le trou de la serrure est muré de moellons peinturlurés de noir, bouche de pirate… Reste le goût du thé.
Le goût du thé — c’était peut-être autre chose : un alcool très fort, le jus d’un fruit qu’on ne connait plus — est inoubliable. дурак дурака видит издалека : un imbécile reconnait un autre imbécile de loin — un proverbe russe —… Qui a trempé ses lèvres dans le breuvage que je sais, se détache pour moi du bruit, de la foule, du temps qui l’emporte. N’importe où les signes du Sérail se reconnaissent, et une fois apparus, même furtivement, ils exigent d’être transcrits.
Quand l’Arlequin du Piccolo Teatro de Naples décide que le temps est venu pour lui de se retirer, après une longue vie de courbettes et de pirouettes, le jour où il prend sa retraite, le théâtre est vide. Personne ne vient travailler ce jour-là. Ni les administratifs — surtout pas le directeur —, ni les techniciens, ni les autres masques. Tout est plongé dans le noir. Sur la scène seule la servante, femme légitime d’Arlequin, éclaire. Il attend, le vieil Arlequin, le jeune Arlequin. Le masque est comme le roi : il ne meurt pas. Il ne peut même pas attendre trois jours pour ressusciter après un beau suspens, non, c’est immédiat : le roi est mort, vive le roi. Quant à l’acteur sous le masque, sous la couronne, il ne fait que passer par là. Le vieil Arlequin attend sur la scène. Il attend le jeune Arlequin qui pour une seule fois va entrer dans le théâtre par devant, comme un spectateur, comme Monsieur Tout-le-Monde. Il prend l’escalier de marbre, traverse le hall vide et le foyer du public sans croiser le moindre regard, invisible même aux statues. Il va pousser la porte de la salle et rejoindre, en laissant le jour derrière lui le vieil Arlequin et la servante qui patiemment l’attendent. Alors pendant tout le temps qu’il faut le vieil Arlequin dit au jeune Arlequin tous les secrets d’Arlequin. À l’aube, il quittera le théâtre, il traversa la salle, le hall toujours désert vers la ville, laissant sur la scène la servante et le jeune Arlequin. Laissant au théâtre la permanence.
J’entre dans le théâtre par le hall et la salle. La scène est vide, je suis la servante du Seigneur. Innombrables sont les voix qui me chuchotent leur secret. J’écris.
De courtes nouvelles. Des nouvelles données depuis un bout de ce monde à ce petit peuple éparpillé depuis la fermeture. Deux lignes. Deux pages. Trois cycles : avant, pendant, après. Parfois les textes sont ramassés ensemble pour un lectorat nécessiteux. Rarement. À quoi bon ? Chaque cycle toujours en augmentation, jamais achevé, susceptible à chaque coin de rue, à chaque visage vaguement familier, à chaque détournement d’un sens d’être contredit, renouvelé, rendu à son point de départ. Les cartes aussi, peuvent en raconter assez long dans leur hasard sur ce que sont nos amis devenus.