18 secondes
10 heure. C’est l’heure du rendez-vous. C’est sans grande conviction qu’elle pénètre dans la salle. La salle est froide et humide comme à son habitude, mais aujourd’hui elle est particulièrement sombre. C’est un matin brumeux qui ne laisse passer aucune lumière. Le brouillard est épais, mais le soleil se devine ; comme si celui-ci tenait absolument à passer pour apporter du réconfort. Quelques bougies vacillent par manque de cire, tandis que d’autres, fraîchement installées, luttent fièrement contre l’obscurité. La pièce est impeccable, tout est à sa place. Après tant d’années le décor semble irréel : quand on connaît si bien un lieu, on en vient à se demander s’il n’est pas le fruit de notre imagination.
La première prière est déjà lointaine et, avec elle, les voix des sœurs se sont envolées ; aucun bruit ne se fait entendre.
Alors qu’elle s’apprête à interpeller sa visiteuse, elle est prise d’une violente toux qui rompt brutalement le silence. Ses poumons brûlent et respirer est un calvaire. Les fortes contractions de sa cage thoracique semblent déchirer ses côtes et poignarder ses muscles lombaires. Les spasmes de la toux s’emploient à essayer de faucher ses jambes; celles-ci semblent de plus en plus fébriles.
La toux s’apaise; les rougeurs qui accompagnaient une soudaine montée de la température disparaissent.
Le silence revient peu à peu, lorsque l’écho s’essouffle à son tour.
Elle n’ose parler de peur d’entendre sa voix encore plus abîmée que le matin. Et pourtant, Il est de son devoir de se tenir droite et fière; son statut et ses convictions ne lui permettent aucun relâchement, tandis que sa fierté revendique d’inspirer encore de l’autorité.
Si le corps de la prieure est affaibli il n’en est rien de son esprit. En relevant la tête, elle pose son regard sur la jeune femme qui se tient devant elle. Celle-ci est brune, cheveux longs, des yeux verts, arborant des habits nobles. Si son rang est élevé, son attitude corporelle laisse paraître un grand malaise: ses mains froissent le tissu de son jupon tandis que sa mâchoire se resserre.
L’heure de la récréation approche.
La prieure s’assoit, épuisée. Le fauteuil est aussi austère qu’accueillant, il parvient difficilement à apporter du soulagement. Et pourtant il est temps; il est temps d’entamer un entretien qui déterminera si, oui ou non, la visiteuse est apte à vivre dans ce lieu où, le dit temps, semble arrêté.
Les cloches sonnent.
L’entretien commence.
Antichambre
Me voilà à présent devant une porte entrouverte, que je sais ouvrant sur la dernière pièce que je verrais. Oui ce sera certainement la dernière et pourtant j’aurais aimé rester dans ma chambre. Je sens mes jambes faiblir de plus en plus et le poids de mon corps pèse lourdement dans les bras de mes sœurs. Il ne fait aucun doute que sans leur soutien je serais depuis bien longtemps étalée sur le sol.
J’ai l’impression que mon corps tourne au ralenti ; impression d’autant plus forte que je perçois l’agitation frénétique de cette salle. Je les entends balayer, faire la poussière, installer le lit, les bougies pour la dixième fois, le lit, le fauteuil et tout un tas d’autres choses qui n’ont d’importance que pour celles qui se réveilleront demain. Le vœu de silence est respecté, mais un brouhaha semble venir de leurs pensées. Je me demande si elles s’inquiètent de la vie après ma mort ou si c’est la simple peur de me voir mourir qui les agitent.
Je l’aperçois à présent, notre dernière arrivée : Blanche. Je ne parviens pas exactement à définir pourquoi j’éprouve tant de tendresse à son égard… Une ultime évocation de ma jeunesse ? Rang social, oui ; physique, sur certains points ; caractère, sûrement pas… et pourtant, en dépit de cette différence cruciale entre nous, j’avais choisi pour moi-même le même nom de religieuse qu’elle. Elle est de corvée de serpillière, encore… malgré sa jeunesse elle a les traits tirés aujourd’hui. Voilà sœur Constance pour la soutenir : sa continuelle bonne humeur est aussi attachante qu’irritante, mais aujourd’hui elle me fait du bien.
Enfin, mère Marie : elle semble déjà m’avoir remplacée. Elle sera sûrement soulagée quand mon dernier souffle sera venu. Elle est bien trop rigide et trop froide en ces temps troublés. En d’autres circonstances j’aurais été fière de la voir prendre la relève.
Mais où donc est Monsieur Javelinot ? Combien de souffrances faut-il que j’endure encore pour qu’il daigne venir me soulager ?
Les voilà qui s’arrêtent; elles regardent dans ma direction. Elles ont sûrement entendu ma respiration sifflante.
Il est temps que je me repose, que cette porte s’ouvre. Pourtant je n’ai pas le courage de leur demander… un signe de la tête suffira peut être…
Lucie Peyramaure