…Un jour la terre s’ébrouera une bonne fois, pour se débarrasser de tous ses parasites. Cette bonne veille planète-chien en aura eu marre de nous trimballer dans l’univers. Sa grosse carcasse sera fatiguée de nous, après cette longue histoire d’amour égoïste. Mais pour l’heure, elle se contente de se rouler dans la neige, et avec elle tout l’hémisphère nord, ce qui n’est que justice, même au début du joli mois de mai.
Il n’y a plus de neige à la télé, depuis quand ? Où est passé la mire d’antan ? Et sa neige ? Et surtout quand ? Pas facile à dire quand on ne possède pas de poste, quand on les évite comme les vampires, les miroirs. Mais dans l’appartement vide, la fenêtre de l’écran plat dernière technologie — monolithe de 2001 devant la grotte — fait appel d’air. Un grand rectangle blanc. Rien d’autre à montrer des campagnes et des métropoles. On leur file du blanc, alors les moutons filment du blanc. C’est beau, c’est pur et ça recouvre à propos la misère de ceux qui couchent et crèvent dans les rues et les fossés. À l’aube, la fenêtre de la cuisine, autre rectangle blanc sur blanc, encadrement et fond. La neige tient dans la nuit blanche. En bas, le parking a disparu, il s’est fondu dans les toits des petits pavillons, dans les arbres laineux. Le camion 100% tuning du concierge s’est refait une virginité. Il était tant que la nature reprenne le dessus. L’humanité a mis les patins : on n’entend pas un bruit. Père est mort, il y a juste un an, le cinq mai, le jour de ta fête, Irina. Il faisait très froid, il neigeait, ce jour-là. À 100 km à la ronde, il n’y a rien qui ressemble à un chasse-neige. Jean Hyppolite sous sa chapka de neige va passer une journée paisible comme l’éternité. On ne pourra pas en dire autant du lycée éponyme, qui n’a pas été conçu pour affronter la campagne de Russie. Les canalisations ont gelé à -2. — On peut boire sa pisse, mais l’utiliser pour faire du thé… ? — L’électricité papillonne. L’image saute. La neige envahi l’écran. Il est temps de monter le son.
Entre deux visites sur ses traces, ces vacances absurdes à l’aveuglette dans des trous, en province, ou dans les pays qui sont la province du centre monde, j’écrivais comment il y vivait, ce qu’il y avait vécu, pour m’en débarrasser , pour que cette vie, minuscule, planquée qu’il avait mené ici ou là, c’était sûr, dans un but qui souvent m’échappait complètement et d’autre fois partiellement, mais en sachant toujours que je ne voyais pas le grand tableau, comme lorsqu’on assiste à une éclipse de lune, en sachant toujours qu’il y avait des coulisses, des tiroirs secrets, des prologues, à ses intentions, quelque part, j’écrivais pour que cette vie se sépare de la mienne, fasse encore une différence, quitte ma pensée, un instant, pour me débarrasser de ses ramifications vivaces qui, je le croyais dur comme fer, envahissaient mon esprit et mon corps et puisaient dans sa substance pour croître. J’écrivais ses moindres journées, ses instants, ses repas, sa solitude et ses illuminations, minutieusement, jusqu’à ce que j’ai compris, dans des circonstances intimement déroutantes, que jamais il n’avait envahi mon esprit et mon corps, que jamais il ne m’avait privé de mon temps et de ma matière, mais, tout à rebours, combien il m’avait augmenté, combien ses ramifications en leur vivacité prolongeaient mon corps et mon esprit dans l’espace et dans le temps. Tout ma vie avait été placée sous le signe d’un très grand amour, inédit et méconnaissable, mais oui, quel autre mot ? Un très grand amour. Le jour où je l’ai compris, j’ai cessé d’écrire ses journées, ses manquements, ses blancs et ses doutes, ses absences, son mystère et ses cachotteries pour les…[8]
Volume 0 à 22. La neige crachote sur l’écran. Bruit blanc dans son genre. Ça amuse un moment, ce Casper sonore venu des temps anciens — quand taper sur les postes suffisait pour les rendre meilleurs —. Ça amuse et puis sans crier gare ça absorbe. Sursaut à 7h50, la cloche sonne malgré tout, parce que la sonnerie pré-réglée , le concierge ne la débranche que pour les vacances d’été — et encore, il est vite en manque sans sa piqûre de rappel — . Le téléphone de l’administration, dans un demi-sommeil, vers 7h35. Les parents exemplaires voulaient être bien sûrs que le Lycée était fermé, que les cours étaient annulés. Sonnerie dans le vide. D’autres tentent même une approche en voiture, moteurs rugissants dans les épreuves imposées du grand concours de patinage improvisé sur le parking. Dans la demi hypnose du crachotais télévisuel, l’illusion d’entendre jusqu’aux salves de neige projetées par les roues déchaînées qui s’enfoncent dans l’épais revêtement blanc du parking. — Tu vas voir qu’ils arriveront à le faire tourner en bouillasse qui floque et qui pouitche, ces intégristes —. Un triade héroïque : les moteurs qui se hurlent à la face pendant cinq, dix minutes… Une trêve de bon sens ne laisse plus dans l’air que quelques paroles de gauche solidarité entre les conducteurs. Pendant qu’ils se dépatouillent, fusent les cris d’effroi ravis des boules de neiges dans le cou au plus chaud de la bataille qui s’est engagée. À 8h47, ce petit monde a laissé la place au gros silence blanc dehors. Le disjoncteur donne le clap de fin pour l’écran plat, la lampe du couloir et le frigo vide. Toute tentative de remise en jeu s’avère vaine : petits clics de babiole cassée. Pénible gargouillis tiède des radiateurs en fonte. Le goutte à goutte de la cafetière s’espace jusqu’à rester en suspens. Le vol soudain d’une mouche légitime en mai, détonne sur la fenêtre, avant de s’effacer dans les pièces du fond. Lente agonie des radiateurs qui semblent communiquer d’un appartement à l’autre, avec des rythmes de prisonniers en cellules. 10h15, il fait froid dedans et le gros silence de couette bouche toutes les issues. Vigilance orange. Il n’y a plus qu’à marcher à pas de loup, à présent qu’aucun bruit ne recouvre plus l’occupation clandestine de l’appartement du 2ème. Il n’y a plus qu’à attendre et à s’écouter respirer en faisant taire les voix d’inquiétudes dans la tête. Compter les respirations. Ne même plus entendre les chiffres. Seulement le souffle. Long régulier. Respiration lourde. Leningrad. Leningrad sous le lit. Sous le plancher. Moderato Risoluto. Pureté liliale du transistor à piles de la salle de bains au 1er. Ondes courtes, fraction survivante de la vague de froid. Quelques mesures pour réaliser. Quelques mesures d’extase et puis le concierge n’aime pas Shostakovitch et part naviguer les fréquences brouillées. Léger ronflement qui réveille en alerte 54 minutes plus tard. Scruter le silence — s’il a parlé en dormant, ou crié, comment savoir… ? — Rien. Soupir. Le coeur cogne à la porte pendant un moment. 11h12, le téléphone de l’administration sonne 5 fois, puis 2, puis 2 encore. C’est l’appel.