Puisqu’ils ne veulent pas le savoir, elle les laisse à leur ignorance. Elle leur montre les remparts et la Porte Vieille, le Château, le Musée et la toute nouvelle Médiathèque, et gentiment les invite à aller manger une glace, à retourner se tremper dans la piscine, à débarrasser le terrain. La vraie visite, la seule qui vaille, elle se la garde. Guide oui, voilà ce qu’elle est devenue, guide, et même en plaine, il y a des lieux à haut risque, où seuls les arpenteurs confirmés peuvent la suivre. On les repère au premier coup d’œil. Elle les engage à la suivre dans le pavillon légèrement excentré qui en 1967 s’est substitué à la bicoque de son enfance. Fini les moustiques, l’humidité et les oiseaux, mais sous l’assainissement, le marais n’a pas bougé. Elle-même en est faite, comme les petites bonnes femmes de boues qui prennent vie dans les contes africains. Elle éclaire peu, sert une liqueur dangereusement locale et la vraie visite commence. Ce n’est pas la peine d’aller voir, le camping raisonnablement éloigné de la rivière qui ne s’en laisse pas compter et débordait encore un an sur deux jusqu’au milieu des années 90. Elle s’assèche, depuis, comme moi, c’est son dernier tour aux touristes. Les poissons se font rares… La petite villégiature pour familles modestes venues manger leur pain mou a fait long feu. Celles qui avaient pris leurs habitudes sur deux générations ont quitté la place pour le camping des 4 castors, ouvert en grande pompe à l’occasion du jumelage avec Saint Marie-la-Mauderne. C’est international là-bas, voyez-vous ? Ici, la vue sur zone pavillonnaire, lycée et parking, est encore assez bonne pour les saisonniers et les familles qui vivent en dessous du niveau de la mer, la tête sous l’eau dès le 10 du mois. Il y a quelques années, pourtant, le camping s’est fait détourner en campement par 7 caravanes de Roms. D’un coup la vie est revenue dans cette triste misère, comme si le marais avait repris le dessus. Il a retrouvé son chemin vers la rivière des baignades et des lessives. Un autre point de vue. Des gens qui respectent davantage le marais que les sanitaires n’ont plus beaucoup de chance de nos jours. J’ai fait un peu la classe pour les enfants, j’ai tout mon temps, vous comprenez — je vous ressers un petit coup, vous en aurez besoin —. Les femmes embellissaient chaque jour, elles se gonflaient d’eau comme des plantes heureuses. Il y a eu en peu de temps de nombreuses naissances, y compris sur des terrains peu fertiles. Elles m’ont appris de nouvelles histoires de Vouivre, même si elle portait un autre nom dans leur bouche. Les enfants traduisaient. Trois heureuses saisons… Les nuits du dernier quartier, elles ont vite remarqué que leur pas sur le sable faisaient un bruit de baisers. Même quand elles étaient toutes assises en cercle et que les enfants étaient couchés. Même au beau milieu de la nuit d’été, elles l’entendaient, celle qui traversait les marais, boueuse jusqu’aux genoux. Chacun de ses pas reçoit les baisers appuyés du sable gorgé d’eau, son étreinte mouillée, son enlacement piège. L’empreinte est inévitable, elle est si lourde avec l’enfant sur son dos et les brodequins d’homme qui pendent sur son gros ventre. Mais le marais recouvre leurs traces d’eau, brouille les sables dès qu’ils sont passés. Ils sont marais et femme, promis depuis l’enfance. Il a caché leurs jeux, leur apprentissage. Il aurait caché ses ébats si elle n’était pas si vierge. Maintenant, il cache sa fuite. Au loin, pas si loin, des torches et de la rage. Mais le profil du gros ventre de la lune pour elle seule sourit. Elle arrive au point où l’eau l’emporte sur le marais, où ils se relaient. Ses pieds sont bleus. Le froid du temps des loups, plus de moustiques ni de sangsues. Elle s’accroupit. L’enfant glisse de son dos, nimbé de l’odeur de ses cheveux. Elle les a si bien lavés avec les herbes et la cendre, qu’il n’a pas pu sentir sa peur dans la sueur qui les collait à sa nuque. Le marais seul coule dans sa sueur. Et la femme et l’enfant savent exactement où sont les loups avec les torches et combien de temps il leur reste. Elle s’accroupit dans la vase au milieu des roseaux. Elle sort un ballon d’osier de sous sa robe, dont l’enfant se saisit à deux bras. Elle se fouille et sort de son entrecuisse un mince rouleau de parchemin. L’enfant la regarde. Sans un mot, elle lui fait savoir : le corps est l’ultime cachette, tête comprise. Elle essuie le parchemin du mieux qu’elle peut sur sa robe avant de le serrer dans le poing de l’enfant. Les torches des loups crèvent la nuit. Sans se relever, elle prend l’enfant contre son ventre tout plat à nouveau. Une seconde plus tard, il flotte sur l’eau. Un mois plus tard, il aborde dans un monde nouveau. Elle se fond dans le marais et les contes de la Vouivre abritent son secret depuis plus de cinq siècles… L’escarboucle à mon doigt ? C’est une coquetterie de vieille toquée. Je vous ressers ?
Qu’est-ce qu’elle m’a servi cette femme ? Une petite liqueur sèche et jaune dont la première gorgée levait le cœur. Je redoute d’en savoir la composition exacte. Je m’interroge encore sur sa provenance et je ne désespère pas de trouver un moyen pour convoquer les mannes de la bibliothécaire. Je vois chaque verre disparaître dans ma paume, pourtant pas si large, je me vois le porter à ma bouche, soupeser l’épais liquide râpeux sur ma langue, je vois ses yeux se dorer à mesure que j’avale, mais le goût toujours m’échappe. Une liqueur de champignons. Mais je ne sais plus combien. De verres. La posologie importe. Les doses… Une soigne, deux droguent, trois tuent. D’un coup, tard dans la nuit, elle n’a de cesse de me resservir. Il reste encore un quart de liquide dans la bouteille. Ses petits papillons jaunes m’aguichent l’œil. La maison est grande, j’imagine, mais elle nome propose pas de rester dormir. Quand je prends congé sur son invitation ostensible, je tangue. Les vannes de la parole se sont fermées elles aussi. Je ne sais pas comment je suis rentré. L’hôtel… [9] le nom m’échappe toujours. Ma chambre s’est confondue avec l’appartement .. Vert émeraude Très framboise Blue Velvet, Bleu pipi. Mais à cette époque-là, je ne sais pas pour l’appartement. La première partie de la nuit, sommeil d’une douceur jamais expérimentée jusque-là. Jamais. À travers la nuit lumineuse où toutes mes questions sont devenues des réponses. Simplement. Je me réveille en riant et sans allumer, je note tout ce que j’ai pu en entendre, contrebande de luxe portant à peine cabossée de-ci delà.
Je vous ressers. Bille. Plume. Feutre. Cette nuit, j’ai rêvé d’une empreinte ancienne avec, à l’intérieur, deux plus récentes, dont une toute fraîche et je me demande laquelle n’est pas la mienne. Mais c’est OÙ. Trou noir (zone dedans). Mais où tu as pris ce carnet. Bille. Plume. On pourrait voler, vous savez comment sont les gens. Feutre. Vous n’avez pas peur de laisser tout ouvert, comme ça. Avant l’appartement, il y avait un hôtel, quelle importance dans une vie pleine d’hôtels. Quelle importance de ne plus retrouver le nom de cet hôtel. Vous ne pensez pas qu’il pourrait arriver quelque chose. Vous demanderiez si un génie. Sérieusement, tu as déchiré ton passeport en tout petits morceaux et tiré la chasse d’eau dessus dans un hôtel de Porto. Assez de force dans les doigts. Jamais essayé. Et tu as disparu. Pourquoi tout le monde ment tout le temps dans les familles sur le temps ? C’était pour disparaître. Ce que tu cherches au juste ici et là. Un camping, un campement où réside le changement. Il y avait vraiment quelque chose à fuir. Quelque chose de fuyant plus puissant encore. Toujours des villes moyennes comme ce chef d’orchestre « I’m very good with middle-class orchestra ». Cette solitude-là, pas irrémédiable, non, juste en voyage — mais finalement on le sait — c’est tout ce qui reste. Il parlait d’une ville moyenne. Il parlait de la capitale. Tu parles de la capitale. Tu ne veux pas ton puzzle. Les villes moyennes c’est the place to be selon toi. Hutte pour castor convalescent du parc de Yosemite. Abri à oiseaux nocturnes. C’était pour disparaître. Ce que tu fais encore. Ça intéresse ces deux pauvres rues qui s’appellent comme tout le monde par ici, à force de cousinage et d’entre soi. Tu veux un autre puzzle. L’appel du Nouveau monde dans la réponse en bois noir du chevet au blanc des murs de la chambre et du lit suffit pour faire souffler l’Atlantique si fort que tout s’en va balader. Je vous ressers. C’est international là-bas, vous voyez. La chasse d’eau fait partie du processus. On peut boire sa pisse, mais l’utiliser pour faire du thé… Les petites villes moyennes ont des trous de mites dans les toiles des décors. Parce que c’est re-vert-cible les cartes de pirates. Alors, la capitale c’est un trou miteux. Vous la voyez. Vous avez déjà essayé d’atterrir avec un Lightning, un renard, une rose et un mouton sur un parking bondé. C’est si important que ça, que ça traverse. Une lointaine mobylette trafique son pot à quelques rues de là. Une modulation infime, mais obstinée de l’hygrométrie du labo fait craquer régulièrement le bois de l’armoire aux fioles. Une sédimentation du jurassique supérieur assiège un joint négligé et nostalgique. Ceci explique cela. Il faut le jardin et la cour. Sur rue et sur forêt, à chaque fois, partout, tout le temps, sans exception. Tu te rends compte que la forêt a été un ravin. Tu veux le puzzle d’un autre. C’est le traversant que tu emportes quand la maison disparaît. Vous voulez que j’appelle les pompiers.
[9] La faillite du langage. Le nom n’est pas loin. Il picote le pourtour des lèvres. En convoquant le souvenir d’un lieu, un autre brusquement, brille par son absence. L’espace vide sous le timbre qui s’est décollé de l’enveloppe, avec le temps, dans la boîte en fer. L’espace brille. Blanc. Non. La colle reste, douce et lisse. La mémoire-colle retient la salive du correspondant, évaporée en nuage, flottant autour des yeux perdus qui lisent et relisent l’écriture maladroite de l’adresse. L’empreinte dans la terre de la clé volée, sous une pierre lourde qu’on soulève. La clé est dans la poche, le camion emporte les meubles. Les nouveaux propriétaires font changer les serrures. Le trousseau d’ailleurs la reçoit, inutile et précieuse. Quelque part l’empreinte persiste, comme un feuillage. Avant l’appartement, il y avait un hôtel, quelle importance dans une vie pleine d’hôtels ? Quelle importance de ne plus retrouver le nom de cet hôtel ? De sentir confusément qu’il s’apparente à cet autre à Vézelay où une antique pèlerine à bicyclette nous cassait les oreilles depuis la terrasse en faisant profession d’optimisme avec sa petite voix haute perchée : POSITIVE ! POSITIVE ! Ça ressemble à cet autre oui, comme une interprétation bâclée ressemble à une œuvre. Le nom coléoptère entre les yeux, avec son gros bruit de B52, mais il échappe. Ce n’est pas tant ce lieu, mais à force d’y penser c’est cette pensée qu’il y a eu là-bas — au début, on croit à un rêve, mais non, une pensée — et qui est perdue, sans le nom, sans l’adresse, sans la chambre à l’identique retrouvée. Bien sûr il y a internet, cette défaite… ce diable, pour qui aime apprendre en s’égarant — ne plus retrouver la rue en pente aux maisons colorées comme au Portugal, mais en plein Paris avec sa place aux arbres hauts, et ce déjeuner en solitaire dans le soleil de la vitrine, ne jamais la chercher, attendre le prochain hasard, dernier bus de nuit — Internet… Bordel de dieu ! Tous les hôtels se ressemblent, ils sont pimpants et clairs et la sensation qui tient lieu de mémoire n’a qu’à bien se tenir toute seule, dans un escalier étroit sombre de bois et de moquette, d’une humidité avec peine abandonnée à la rue. Cette solitude-là, pas irrémédiable, non, juste en voyage — mais finalement qu’en sait-on ? — c’est tout ce qui reste. Le nom on le retrouve. Il a une petite tête décevante. C’est l’or du pauvre qu’on remonte d’une descente de 20 000 lieux sous les mers. On ne peut même pas se dire qu’il a été changé. Non, c’est lui et c’est là. Reste, terrible et réconfortante, une sorte de brume dans le fond.in CdDD