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La Blague du Viol | Patricia Lockwood

La blague du viol c’est que tu avais 19 ans.

La blague du viol c’est qu’il était ton petit ami.

La blague du viol ça portait le bouc. Le bouc.

Imagine la blague du viol se regardant dans le miroir, lui renvoyant parfaitement son reflet, et se pomponnant pour ressembler davantage à une blague du viol. «Ahhhhh », ça pense. « Oui. Un bouc »

Pas de mal.

La blague du viol c’est qu’il était de sept ans plus âgé. La blague du viol c’est que tu le connaissais depuis des années, depuis le temps où tu étais trop jeune pour être intéressante pour lui. Tu aimais l’usage de ce mot, intéressante, comme si tu étais un morceau (bout) de savoir que quelqu’un pourrait désespérément vouloir acquérir, assimiler, et recracher ensuite dans une forme différente par sa bouche à bouc.

Et tout à coup tu étais plus âgée, mais pas si âgée du tout.

La blague du viol c’est que tu avais bu des spritzers. Des spritzers ! Qui boit ça ? Les gens qui se font violer, d’après la blague du viol.

La blague du viol c’est qu’il était videur, et qu’il gagnait sa vie en tenant les gens dehors.

Pas toi !

La blague du viol c’est qu’il portait un couteau, qu’il te le montrait et le faisait tourner dans ses mains encore et encore comme si c’était les pages d’un livre

Il ne te menaçait pas, tu comprenais. C’est juste qu’il aimait vraiment son couteau.

La blague du viol c’est qu’il a presque tué un type en le balançant à travers une baie vitrée. Le jour d’après il te l’a raconté et il tremblait, ce que tu as pris pour une preuve de sa sensibilité.

Comment un morceau de savoir peut-il être stupide ? Mais bien sûr tu étais si stupide.

La blague du viol c’est que parfois il te disait que vous aviez rendez-vous et il t’emmenait chez son meilleur pote Peewee et te faisait regarder du catch pendant qu’ils se défonçaient tous.

La blague du viol c’est que son meilleur ami s’appelait Peewee.

OK, la blague du viol c’est qu’il vénérait Le Rock.

Genre le type était complètement amoureux du Rock. Il trouvait que c’était tellement classe ce qu’il pouvait faire avec ses sourcils.

La blague du viol c’est qu’il appelait le catch « un soap-opéra pour hommes ». Les hommes aussi aiment le drame, t’assurait-il.

La blague du viol c’est que sa bibliothèque n’était qu’une collection de livres sur les sérialkillers. Tu prenais ça pour un intérêt historique, et à l’appui de ce malentendu tu lui as offert une copie du Mon Siècle de Günter Grass, qu’il n’a jamais seulement essayé de lire.

Ça va être encore plus drôle

La blague du viol c’est qu’il tenait un journal. Je me demande s’il a écrit au sujet du viol dedans.

La blague du viol c’est que tu l’as lu une fois, et il parlait d’une autre fille. Il l’appelait Miss Géographie, et il disait qu’il n’avait plus ces envies quand il la regardait », pas depuis qu’il t’avait rencontrée. Échappée belle, Miss Géographie

La blague du viol c’est qu’il était l’élève de ton père — ton père donnait un cours de Religions. Tu l’aidais à nettoyer sa salle à la fin de l’année et il te laissait emporter le manuel le plus abîmé.

La blague du viol c’est qu’il t’a rencontré quand tu avais 12 ans. Une fois, il a aidé ta famille à déménager deux États plus loin, et tu as fait la route de Cincinnatti à Saint Louis avec lui, juste vous deux, et il a été gentil avec toi, et tu as parlé tout du long. Il mâchait du tabac sans arrêt, et tu lui as dit qu’il était dégoûtant, ça la fait rire et il a craché le jus à travers son bouc dans une bouteille de Mountain Dew.

La blague du viol c’est que, allez, tu aurais dû la voir venir. Cette blague du viol s’écrit pratiquement toute seule.

La blague du viol c’est que tu étais face contre terre. La blague du viol c’est que tu portais un joli collier vert que ta sœur avait fait pour toi. Après tu as découpé ce collier. Le matelas avait un contact particulier et ta bouche s’ouvrait d’une manière particulière contre lui, comme si tu parlais, mais tu sais que non. Comme si ta bouche s’ouvrait dans le futur, pour réciter un poème qui se nomme la « Blague du viol ».

La blague du viol c’est que le temps est différent, devient plus horrible et plus habitable et répond à ton besoin d’entrer plus profondément en elle.

Comme le corps, qui davantage qu’une forme concrète est une capacité.

Tu sais que le temps est élastique, peut prendre presque tout ce que tu lui donnes, et guérit vite.

La blague du viol, c’est que bien sûr il y avait du sang, qui, chez les êtres humains, circule près de la surface.

La blague du viol c’est que tu es rentrée à la maison comme si de rien n’était, et tu en as ri le lendemain et le jour d’après, et quand tu racontais aux gens tu riais, et c’était la blague du viol.

Il t’a fallu un an pour le dire à tes parents, parce qu’il était comme un fils pour eux. La blague du viol c’est que quand tu l’as raconté à ton père, il a fait le signe de croix au-dessus de ta tête et a dit, « Je t’absous, toi et tes péchés, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit » ce qui, même en étant à côté de la plaque, était empreint de gentillesse. 

La blague du viol, c’est que tu es devenue dingue pendant les cinq années suivantes, que tu devais sans cesse changer de ville, changer d’État, et que des journées entières se sont engouffrées dans la même question — comment ça a pu arriver. C’était comme si tu allais dans ton jardin et que, d’un coup, il n’y avait plus qu’un grand vide… où se rejouait le même événement rouge sang, encore et encore.

La blague du viol c’est qu’après un temps tu n’étais plus dingue, mais échappée belle comme Miss Géographie.

La blague du viol c’est que pendant les cinq années qui l’ont suivie tu n’as fait qu’écrire, et jamais à ton sujet, au sujet de n’importe quoi d’autre, au sujet des pommes sur l’arbre, des îles, des poètes morts et des vers qui les aèrent, et il n’y avait pas de corps chaud dans ce que tu écrivais, c’était ailleurs.

La blague du viol c’est que c’est finalement naïf. La blague du viol c’est que tu n’écris pas naïvement.

La blague du viol c’est, si tu écris un poème qui s’appelle « Blague du Viol », tu ne demandes qu’une chose : que le fait de l’avoir écrit devienne la seule chose de toi dont on se souviendra.

La blague du viol c’est que tu lui as demandé pourquoi il l’avait fait. La blague du viol c’est qu’il a dit qu’il ne savait pas pourquoi, parce que qu’est-ce qu’une blague du viol dirait d’autre ? La blague du viol a dit que c’est TOI qui étais ivre, et la blague du viol a dit que tu te souvenais de travers, ce qui t’a fait rire bien fort pendant une longue seconde fendue. Les spritzers ce n’étaient pas des Bartles & Jaymes, mais ça serait plus drôle pour la blague du viol que ça le soit. Ça avait un « goût filles », genre Mangue passionnée ou Fraise défoncée, que tu as descendu sans question, en pleine confiance dans le cœur de Cincinnati Ohio.

Est-ce que les blagues de viol peuvent être drôles, c’est la question.

Est-ce qu’une des parties de la blague sur le viol peut être drôle ? Le moment où ça finit — ahaha c’était pour rire ! Pourtant tu as vraiment rêvé de tuer la blague du viol pendant des années, de lui sortir le sang du corps, et de la dire de cette façon.

La blague du viol réclame d’être dite

La blague du viol c’est que c’est simplement comme ça s’est passé.

La blague du viol c’est que le jour d’après il t’a donné l’album Pet sounds. Non vraiment. Pet sounds. Il a dit qu’il était désolé et il t’a donné Pet sounds. Allez, c’est quand même un peu drôle !

Admettez-le.

Patricia Lockwood/La blague du viol/The rape joke
Traduction de l’états-unien : Emmanuelle Cordoliani

The rape joke is that you were 19 years old.

The rape joke is that he was your boyfriend.

The rape joke it wore a goatee. A goatee.

Imagine the rape joke looking in the mirror, perfectly reflecting back itself, and grooming itself to look more like a rape joke. “Ahhhh,” it thinks. “Yes. A goatee.”

No offense.

The rape joke is that he was seven years older. The rape joke is that you had known him for years, since you were too young to be interesting to him. You liked that use of the word interesting, as if you were a piece of knowledge that someone could be desperate to acquire, to assimilate, and to spit back out in different form through his goateed mouth.

Then suddenly you were older, but not very old at all.

The rape joke is that you had been drinking wine coolers. Wine coolers! Who drinks wine coolers? People who get raped, according to the rape joke.

The rape joke is he was a bouncer, and kept people out for a living.

Not you !

The rape joke is that he carried a knife, and would show it to you, and would turn it over and over in his hands as if it were a book.

He wasn’t threatening you, you understood. He just really liked his knife.

The rape joke is he once almost murdered a dude by throwing him through a plate-glass window. The next day he told you and he was trembling, which you took as evidence of his sensitivity.

How can a piece of knowledge be stupid? But of course you were so stupid.

The rape joke is that sometimes he would tell you you were going on a date and then take you over to his best friend Peewee’s house and make you watch wrestling while they all got high.

The rape joke is that his best friend was named Peewee.

OK, the rape joke is that he worshiped The Rock.

Like the dude was completely in love with The Rock. He thought it was so great what he could do with his eyebrow.

The rape joke is he called wrestling “a soap opera for men.” Men love drama too, he assured you.

The rape joke is that his bookshelf was just a row of paperbacks about serial killers. You mistook this for an interest in history, and laboring under this misapprehension you once gave him a copy of Günter Grass’s My Century, which he never even tried to read.

It gets funnier.

The rape joke is that he kept a diary. I wonder if he wrote about the rape in it.

The rape joke is that you read it once, and he talked about another girl. He called her anymore,” not since he met you. Close call, Miss Geography!

The rape joke is that he was your father’s high-school student — your father taught World Religion. You helped him clean out his classroom at the end of the year, and he let you take home the most beat-up textbooks.

The rape joke is that he knew you when you were 12 years old. He once helped your family move two states over, and you drove from Cincinnati to St. Louis with him, all by yourselves, and he was kind to you, and you talked the whole way. He had chaw in his mouth the entire time, and you told him he was disgusting and he laughed, and spat the juice through his goatee into a Mountain Dew bottle.

The rape joke is that come on, you should have seen it coming. This rape joke is practically writing itself.

The rape joke is that you were facedown. The rape joke is you were wearing a pretty green necklace that your sister had made for you. Later you cut that necklace up. The mattress felt a specific way, and your mouth felt a specific way open against it, as if you were speaking, but you know you were not. As if your mouth were open ten years into the future, reciting a poem called Rape Joke.

The rape joke is that time is different, becomes more horrible and more habitable, and accommodates your need to go deeper into it.

Just like the body, which more than a concrete form is a capacity

You know the body of time is elastic, can take almost anything you give it, and heals quickly.

The rape joke is that of course there was blood, which in human beings is so close to the surface.

The rape joke is you went home like nothing happened, and laughed about it the next day and the day after that, and when you told people you laughed, and that was the rape joke.

It was a year before you told your parents, because he was like a son to them. The rape joke is that when you told your father, he made the sign of the cross over you and said, “I absolve you of your sins, in the name of the Father, and of the Son, and of the Holy Spirit,” which even in its total wrongheadedness, was so completely sweet.

The rape joke is that you were crazy for the next five years, and had to move cities, and had to move states, and whole days went down into the sinkhole of thinking about why it happened. Like you went to look at your backyard and suddenly it wasn’t there, and you were looking down into the center of the earth, which played the same red event perpetually.

The rape joke is that after a while you weren’t crazy anymore, but close call, Miss Geography.

The rape joke is that for the next five years all you did was write, and never about yourself, about anything else, about apples on the tree, about islands, dead poets and the worms that aerated them,and there was no warm body in what you wrote, it was elsewhere.

The rape joke is that this is finally artless. The rape joke is that you do not write artlessly.

The rape joke is if you write a poem called Rape Joke, you’re asking for it to become the only thing people remember about you.

The rape joke is that you asked why he did it. The rape joke is he said he didn’t know, like what else would a rape joke say? The rape joke said YOU were the one
who was drunk,and the rape joke said you remembered it wrong, which made you laugh out loud for one long split-open second. The wine coolers weren’t Bartles & Jaymes, but it would be funnier for the rape joke if they were. It was some pussy flavor, like Passionate Mango or Destroyed Strawberry, which you drank down without question and trustingly in the heart of Cincinnati Ohio.

Can rape jokes be funny at all, is the question.

Can any part of the rape joke be funny. The part where it ends — haha, just kidding! Though you did dream of killing the rape joke for years, spilling all of its blood out, and telling it that way.

The rape joke cries out for the right to be told.

The rape joke is that this is just how it happened.

The rape joke is that the next day he gave you Pet Sounds. No really. Pet Sounds. He said he was sorry and then he gave
you Pet Sounds. Come on, that’s a little bit funny.

Admit it.

Emmanuelle Cordoliani, l'Amnésie de l'enfance

Amnésie de l’enfance | couleurs

1. Une tache rouge. Les par(l)ants l’appelleront Chaperon. Une tache rouge, un instant saisie. Soudain tout contre le nez. Le monde est rouge. Sitôt après, perdue de vue. Saisie à nouveau, une autre fois, un autre jour, cinq minutes plus tard. Un vague cercle rouge au centre du monde. Lâché, perdu… Tout est quadrillé dans ce cirque chaque maille du filet découpe un morceau du soleil qui pleut par les grandes vitres, le bruit amical de l’eau sur les pensées, la douceur sauvages des poils noirs du chat.

2. Un bloc de glace, de ceux bien rectangulaires que les par(l)ants glissent dans la glacière jaune moutarde les jours où le monde à un fond d’herbe. Derrière ça chauffe, ça chauffe froid. Si on voit ça, c’est qu’on dort là, c’est qu’on est fiévreuse et quand les yeux s’ouvrent dans l’obscurité de la grande chambre grise sans contour, ils sont captivés par le long rideau turquoise derrière quoi le monde aussi à la fièvre. Il irradie, il uranium Star Treck, il anesthésie un moment le bois et les bonbons au pin au fond des tiroirs vernis des tables de nuit jumelles, encastrées dans la niche du lit comme deux petites Saintes Bernadette. On croit au rideau turquoise dur comme fer. Le sommeil est un drap chaud et doux qui flotte.

Emmanuelle Cordoliani, l'Amnésie de l'enfance, ©Pierre Soulages

Amnésie de l’enfance|Verticales

1. Vertigineuse et hypnotique la volée de marches de l’escalier du premier. Combien ? Innombrables : on ne sait pas compter encore. Ornées d’éclats rouges et verts, elles sont gaies, elles font jouet vu de près pas trop vite. Ça fait oublier la peur, le fond noir, les arêtes qui cognent dur. Les grands ne s’en méfient pas. Même mon grand-père qui boite — je ne sais pas encore cela, qu’il « boite » et quand ça n’a pas de nom c’est simplement sa façon, pas d’infirmité, de longue douleur familière, de mépris dans la bouche de sa mère —. La descente appelle, comme à ski, et tout en bas la lumière éblouissante de la rue qui découpe des sapins en fer forgé sur l’épaisse vitre translucide de la porte — Expérience de Mort Imminente et lumière au bout du tunnel à jamais confondues dans cette image depuis l’enfance. — . Au pire, on n’ira pas plus loin. Il faut descendre après la sieste à l’étage, ou le matin quand « ah ! Ah ! La faim fait sortir le loup du bois » et le loup c’est moi. On oublie de tendre le bras court pour tenir la rambarde, on dévale et advient ce qui peut : on ne le saura qu’une fois en bas sur le petit palier qui dessert la pièce sombre où sont gardées les grosses fleurs qui soignent. Casser les os, casser le cou. Jamais rien cassé, mais les bosses, les bosses, on les croit en os. Les fleurs baignent dans un gros pot de verre — gros comme ceux des cornichons Molossol, les molosses croquants des Slaves —. Les fleurs m’attendent là, au cas où casse-cou, éponges amicales dans l’obscurité. Qui me réceptionne, accourant à mes cris, m’en applique une là où c’est blessé cette fois-là. Là où c’est le bleu, c’est jaune d’abord. Les fleurs déteignent. Passer du jaune au bleu c’est le but, comme du rouge au vert en auto. Dès que le pot est ouvert, l’odeur prend toute la petite pièce sombre. La tête tourne délicieusement, tournesol, dans les vapeurs de l’alcool et des émotions, puisque: ça en fait des émotions. Le jus de la fleur coule sous la compresse énorme. Elle couvre tout mon genou ou me mange la moitié du front. Là où ça tape encore en dedans. Blessures de guerre, dit mon grand-père. Bagarre de grandir. Parfois, on sent d’avance qu’on tombera.

2. Une ligne noire sur blanche. Le téléski interdit. Le téléski des Seigneurs. La pente si raide et le petit socle qui botte les fesses serrées sous la combinaison molletonnée. Vols obligés, légère comme une araignée microscopique à huit pattes, bâtons et skis dans le vide. Parfois, miraculeusement retombant sur la trace. Souvent, l’équilibre est perdu. À la grâce suspendue de l’envol succède un moment de far-ouest où la perche traîne son petit ballot de skieuse déglinguée sur quelques mètres sans qu’on reprendre le dessus, remonter en selle. Il faut alors trouver son chemin dans la forêt de sapins. On n’est pas la première à tomber là.

MA PEAU D’ÂNE

Vous connaissez l’expression : il faut appeler un chat un chat. Eh bien si c’est un âne, il faut le dire tout pareil et appeler un âne un âne. Et si d’aventure cet âne chie de l’or, il faut bien aussi le dire. Car sans cela pas d’histoire, puisqu’il s’agit ici d’un âne qui chie de l’or… Enfin qui chiAIT de l’or, car cette histoire s’est passée il y a très longtemps, des centaines d’années ou 5 mois, ou avant-hier. Donc il y avait un âne qui chiait de l’or et qui, se faisant, faisait la joie de son propriétaire, qui d’ailleurs était roi. Cet âne or du commun ne dormait pas dans une vulgaire étable, mais bel et bien dans le château magnifique qu’on avait construit avec tout l’or… vous m’avez comprise. Il occupait la chambre qui jouxtait celle du Roi, comme un ministre. Le Roi, on s’en doute était très heureux. Grâce à l’âne qui… mais pas seulement, car alors, pas plus qu’à présent, l’or pas plus que l’argent ne faisaient le bonheur. Le Roi avait une Reine qu’il aimait très profondément et de leur union était née la plus joyeuse, la plus vivante petite fille. Tous les quatre donc, l’âne, le Roi, la Reine et la petite Princesse vivaient très heureux. Très très très heureux dans leur beau château. Très très très très… Vous avez remarqué : les gens heureux n’ont pas d’histoire. Or je suis ici pour en raconter une. Alors sur l’échiquier du royaume, nous allons faire entrer la Mort par qui tout arrive, précédée de la maladie, sa vieille servante. La maladie prend la Reine. Pendant de longs mois, le Roi ne quitte pas son chevet. On éloigne la petite Princesse des appartements royaux, moins par crainte de la contagion que pour lui éviter d’assister jour après jour à la déchéance de sa mère. On parle bas dans les couloirs du palais. Tout le royaume retient sa respiration. Un soir, comme le Roi arrange les oreillers afin que la Reine soit mieux assise dans son lit, elle voit son reflet dans le grand miroir de la cheminée. Elle voit ses joues autrefois roses que la maladie a mangées, elle voit ses lèvres, autrefois pleines et rouges comme les fraises, que l’épuisement a réduites à un trait presque gris, elle voit ses yeux, autrefois brillants du feu de la vie, que la fièvre a éteints comme deux charbons froids. À côté d’elle, dans la glace, elle voit son époux : le souci de sa maladie a barré son front d’une grande ligne verticale, mais il est toujours beau, jeune, vivant. Elle voit la Mort à la tête de son lit. Alors posant sa main toute pâle sur le bras du Roi, elle dit : Sire mon époux, je voudrais que vous me promettiez une chose. Et le Roi dit tout de suite oui, sans avoir entendu de quoi il s’agit. Sire mon époux, la Mort est à la tête de mon lit. Bientôt, je serai partie, mais vous… Le Roi désespéré ne la laisse pas achever : si elle meurt, il la suivra dans la tombe, c’est sûr, si elle meurt, il ne voudra plus vivre… Sire mon époux, vous avez une royaume, un âne et une petite fille, qui ont un grand besoin de vous et comme vous avez pareillement un grand besoin d’eux, Sire mon époux, vous vivrez. Et un jour, qui n’est pas aujourd’hui ni demain, un jour le chagrin de mon absence vous laissera respirer au point que vous envisagerez de vous remarier. Le Roi veut parler, veut dire « Non, jamais », mais la Reine pose un doigt tremblant sur ses lèvres. : Sire mon époux, je veux que vous me promettiez qu’alors vous ne choisirez qu’une femme plus belle et plus sage que moi.  Le Roi qui avait déjà dit oui, promet de nouveau et enfouit son visage couvert de larmes dans les bras de sa femme. À l’aube, la Reine n’est plus.
Le deuil du Roi dure sept années. Il reste enfermé dans ses appartements. Il ne voit plus que l’âne, de temps en temps. Parfois, on l’entend hurler de rage et de chagrin derrière les portes closes. Pendant 7 ans tout le royaume s’habille de noir, les enfants n’ont plus le droit de rire dans les cours de récréation, on n’entend plus de musique, les bals sont interdits, plus aucune blague ne circule. Au bout de 7 années, le peuple, certes patient et compréhensif, commence à trouver que cela a assez duré. Le peuple voudrait bien se marier, faire des enfants, chanter de temps en temps, boire un verre en terrasse dans la douceur du soir. Alors les ministres et les conseillers, vers qui les plaintes affluent en nombre décide d’aller trouver le Roi. Au début, bien sûr, il ne veut rien entendre. Mais avec patience les ministres et les conseillers lui parlent du bien du royaume, des guerres qui cesseraient s’il épousait la Princesse Truc, des terres qu’il recevrait s’il se remariait avec Unetelle… Et le Roi accepte d’envisager la chose. Mais alors, il se rappelle la promesse qu’il a faite à la Reine mourante de n’épouser qu’une femme qui la surpasse en beauté et en sagesse. Et quand les conseillers lui montrent les portraits des princesses des royaumes voisins, il dit toujours non. Qu’à cela ne tienne, on envoie chercher des princesses et des reines par delà les mers et les montagnes. Mais le Roi dit toujours non. Après un instant de désarroi, le stock des Majestées étant épuisé, les ministres et les conseillers décident de se retourner vers les duchesses, les comtesses, les marquises, les baronnes… Sans plus de succès. Le peuple commence à perdre patience, on essaie les roturières, les top-modèles, les stars de la pop, les militantes écologistes…
Un jour que le Roi est à déambuler dans la galerie où il a réuni tous les portraits de son épouse défunte, il en aperçoit un qu’il ne reconnaît pas. C’est une représentation de la Reine dans sa jeunesse en train de jouer au milieu d’un jardin magnifique avec une balle d’or et un petit chien dameret. Surpris et charmé, le Roi s’approche du tableau, jusqu’à s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’une vitre, que le jardin magnifique est son jardin et qu’il y a bien là une Princesse d’une beauté fraîche et vive qui surpasse sans doute celle de l’ancienne Reine. Le Roi appelle et immédiatement tous les conseillers et bientôt les ministres se pressent dans la galerie : je suis étonné d’apprendre par moi-même la présence d’une Princesse belle comme le jour dans ce château, dont aucun de vous ne m’a informé. Qu’une telle beauté puisse être arrivée jusqu’à nous sans que nous ayons fait tirer une salve d’honneur aux canons des remparts me semble de la dernière impolitesse et j’aimerais savoir lequel d’entre vous est coupable d’un tel manquement ! Devant l’air complètement abruti des ministres et des conseillers, le Roi désigne la fenêtre d’un geste impatienté. Tous s’y agglutinent et sont saisis du plus comique embarras. On pousse le Premier ministre devant le Roi : Sire, en vérité vous avez été informé de la venue de cette Princesse, voilà 16 années. Les canons avaient bien tiré ce jour-là, bien qu’elle ne soit pas arrivée par la grande porte, mais par… la voie naturelle. Cette Princesse, comment dire… est votre fille, Sire mon Roi. 
On pourrait croire que cette nouvelle aurait ramené le Roi à plus de clairvoyance, mais il n’en fut rien, il en fut tout le contraire et le Roi se dit que c’était là une explication fort rationnelle de la passion qu’il éprouvait pour cette jeune fille. Étant la fille de sa première épouse, elle ne pouvait que la surpasser en beauté. Il informa donc les ministres sans plus attendre du désir qu’il avait de l’épouser. Le malaise, on s’en doute, fut général, car aucun des conseillers, aucun des ministres n’ignorait la règle : on ne marie pas les filles avec leur papa, ni les fils avec leur mère, ni les enfants avec leurs parents et réciproquement. Mais il est parfois bien difficile de dire la vérité et l’œil du Roi n’admet pas la contradiction. Pourtant, la règle est la règle qui protège le monde de lui-même. Le Premier ministre prend son courage à deux mains, salue respectueusement et dit :… Quelle merveilleuse idée, Sire mon Roi ! Toute la cour des courtisans applaudit après lui. On envoie chercher la Princesse. Il y avait plus de sept années qu’elle n’avait plus vu le Roi, son père, que de loin, quand il traversait comme une bourrasque les couloirs du château, tout caparaçonné de son chagrin, ou pendant les cérémonies officielles, où elle avait pu contempler son visage quelques fois, grâce à des jumelles de théâtre offerte par sa marraine, la Fée des Lilas. Quand elle apprend que le Roi veut la voir, immédiatement, son cœur bondit de joie. Elle passe sa plus belle robe, arrange ses cheveux et court, court, court, dans les couloirs du palais jusqu’à se jeter au pied du Roi assis sur son trône dans la plus enthousiaste et la plus confuse révérence. Sire, mon père, quelle joie de vous voir ! Le Roi sourit et lui annonce sa décision de l’épouser, le plus tôt possible. À cela, la Princesse répond… Rien. Elle se relève lentement, sa robe soudainement très lourde empêchant chacun de ses mouvements à reculons vers la porte. Elle fait trois révérences de guingois et, chancelante, traverse les couloirs du Palais jusqu’à sa chambre où elle s’enferme à double tour, avant de se jeter sur son lit pour y pleurer toutes les larmes de son corps, sept jours et sept nuits. Le Roi, qui connaît le proverbe « Qui ne dit mot consent » se réjouit de l’accord spontané de la Princesse. De son côté, la Princesse, elle aussi, connaît la règle : on ne marie pas les filles avec leur papa, ni les fils avec leur mère, ni les enfants avec leurs parents et réciproquement. Mais elle a le cœur si gros quand elle pense au chagrin de son père, à la possibilité qui lui est offerte de le consoler de ses années de deuil, à la joie de le voir enfin tous les jours, qu’elle ne sait quel parti prendre. Les pensées s’emmêlent dans sa tête et dans son cœur, font des nœuds dans ses cheveux… Après sept jours de larmes, elle comprend qu’elle ne comprend rien et se décide à aller demander de l’aide à sa marraine, la Fée des Lilas. À la faveur de la nuit, elle se glisse hors de sa chambre jusqu’à la rivière souterraine qui coule sous le château et monte dans une petite barque qui la conduit vers l’obscurité du dehors.
Je ne sais pas si vous avez déjà vu des lilas. Ce ne sont pas des fleurs, mais des arbres qui résistent aux grands froids, au gel et dès les premiers jours du printemps, ils se couvrent de fleurs, blanches, rouges ou violettes à l’odeur entêtante. La Fée des Lilas est un peu tout cela. Non pas une frêle créature délicate vêtue de mousseline parme, mais une belle de mai, puissante et déterminée. Bref, un sale caractère de fée.
La Fée des Lilas a horreur d’être dérangée pour des broutilles et quand elle voit arriver sa filleule dans sa petite barque, elle lui dit tout à trac : « Ne venez pas pleurer ici, je vous en préviens, c’est mauvais pour les plantes et pour les animaux. Le Roi ! Le Roi ! Je sais ce qu’il vous a fait, sinon à quoi bon être fée ! Mais aussi, vous connaissez la règle aussi bien que moi : on ne marie pas les filles avec leur papa, ni les fils avec leur mère, ni les enfants avec leurs parents et réciproquement. Ne pouviez-vous pas lui dire non ? C’est un bien petit mot qui simplifie les choses. NON. La Princesse est toute honteuse en entendant cela. Elle sent bien que ce tout petit mot, elle ne sait pas le dire quand il faut le dire au Roi. Ses larmes redoublent. Ah ! Là ! Ne vous apitoyez pas sur vous-même ! Réagissez ! Est-ce vraiment ce que vous voulez, l’épouser ? La Princesse fait non de la tête. Ah ! voilà ! dit la Fée des Lilas. Vous pouvez faire non, mais sans le son ! C’est mieux que rien, croyez-le bien. Il nous faut trouver un moyen pour que votre Père renonce à ce mariage, sans que vous soyez obligée de le refuser. Vous allez trouver quelque chose à lui demander… un cadeau pour vos noces, quelque chose d’impossible, même pour lui qui est si riche… Une robe couleur de Temps, par exemple ! Ça n’existe pas. Il ne pourra pas vous la donner. Demandez-lui ça ! La Princesse lève un regard suppliant vers sa marraine. Bon, soupire la Fée, je vais vous aider, je suppose, puisque vous êtes venue jusqu’à moi. — Où est mon capuchon d’invisibilité ? La Princesse est bien en peine de répondre à cette colle, puisqu’il ne se voit pas, mais sa marraine fait le geste de prendre quelque chose sur une patère qu’elle pose sur son bras : je vais vous accompagner, je serai toujours à vos côtés et quand la parole vous manquera, je vous soufflerai les mots. 

Le lendemain matin, le Roi qui trouve que sa fille a été assez souffrante comme ça, fait son entrée dans sa chambre au petit matin et lui annonce son désir de l’épouser dès le lendemain. La Princesse, épaulée par son invisible marraine lui répond : Sire, mon Père, j’aimerais vous faire honneur et ne puis me marier dans mes habits de fille. Aussi je vous prie de me faire présent d’une robe couleur du Temps ». Ah ? dit le Roi. Oui, couleur du Temps. Très bien, très bien. Couleur du temps, le caprice lui semble charmant. Et il sort d’un bon pas de la chambre de sa fille. Il convoque au château tous les artisans du royaume. Les tailleurs, les tisserands, les peintres, les couturiers, les teinturiers, les passementiers, les plumassiers, les bijoutiers, les joailliers, les enlumineurs… La Princesse, leur annonce-t-il, notre future Reine veut une robe couleur du Temps. Je mets à votre disposition toutes les richesses du Royaume. Vous avez huit jours. Après un instant de frayeur, chacun se met au travail. Au bout de huit jours, les coffres de saphirs et de diamants sont vides. Les pierres ont été pilées, brodées, tissées, cousues, la robe est prête. Elle brille comme l’air du matin dans les mains du Roi, qui la tend à la Princesse. Elle passe la robe et celle-ci devient lumineuse comme un feu d’artifice de la joie qu’elle éprouve. Mais s’apercevant de cela, la Princesse rougit et la robe couleur de temps devient comme une aurore aux doigts de rose. « J’ai accompli votre désir, accédez au mien, marions-nous dès demain », lui souffle le Roi. Mais la Princesse, l’oreille tournée vers sa marraine lui dit : Sire mon père. Vous souhaitez faire de moi la Reine de ce royaume et une Reine ne peut se présenter à ses sujets en portant cette robe qui trahit chacun de ses sentiments, qui laisse voir à tous mes émotions les plus intimes. Je veux une autre robe. Le Roi sourit galamment. Je vois avec bonheur que votre sagesse égale votre beauté. Parlez, mon royaume est à vos pieds, dit le Roi. Nous voulons une robe couleur de lune. UnerobecouleurdeLu ? Beige ? Engâteau ? Non Sire, une robe couleur de luNE. Ah ? Très bien. Et le Roi tourne ses talons et s’en va. À la cuisine, il trouve tous les artisans en train de prendre leur premier petit-déjeuner depuis huit jours. Attrapant un croissant au passage, il leur annonce qu’il veut une robe couleur de lune pour la Princesse. Moyens illimités. Dans trois jours. Après un instant de stupeur, chacun se met au travail. Au bout de trois jours, les coffres d’opales et de lapis-lazuli du royaume sont vides. Les pierres ont été pilées, brodées, tissées, cousues, la robe est prête. Elle luit comme un grand visage pâle dans les mains du Roi, qui la tend à la Princesse. Le soleil lui-même pâlit de jalousie par la fenêtre. J’ai comblé votre désir, cédez au mien, marions-nous dès demain, lui demande le Roi. Mais la Princesse, l’oreille tournée vers sa marraine lui dit : Sire mon père, vous m’aimez, dites-vous. Je m’étonne que vous souhaitiez me voir porter pour nos noces une robe plus glaciale que la tombe de ma mère morte et plus blafarde que le visage de la maladie qui l’emporta. » Le Roi se tait un instant et chacun retient son souffle, mais il ajoute gravement : je vois avec bonheur que votre sagesse dépasse celui de la défunte Reine. Parlez, mon royaume est à vos pieds. La Princesse déglutit et dit : je veux une robe couleur de soleil. Très bien. Et il sort d’un pas vif de la chambre de sa fille. À la cuisine, les artisans dorment devant leur petit-déjeuner. Le Roi passe simplement la tête dans l’embrasure de la porte et dit d’une voix forte : Soleil. Demain. Après un moment de terreur, chacun se met au travail. Le lendemain, les coffres d’or du royaume sont vides. On l’a pilé, brodé, tissé, cousu, la robe est prête. Quand la Princesse la voit arriver dans les mains du Roi, elle comprend que le jeu s’arrête là, car on ne pourra jamais inventer de robe plus merveilleuse que celle-là. J’ai cédé à votre désir, dit le Roi, cédez au mien, marions-nous dès demain ! Sire mon père, ce cadeau est magnifique et jamais on ne vit robe plus merveilleuse que celle-ci, mais en vérité, que vous a-t-elle coûté ? Vous êtes infiniment riche, vous le savez. Je voudrais que pour nos noces vous me fassiez présent d’une chose qui vous coûta plus que de l’argent. Une preuve de votre amour pour moi, quelque chose qui ne s’achète pas. Que voulez-vous ? demande le Roi, les lèvres serrées. Je veux la peau de l’âne qui chie de l’or, demande résolument la Princesse. Le Roi ne répond rien. Il blêmit et il sort de la chambre de sa fille d’un pas résolu. Quelques minutes plus tard, on entend dans tout le palais les hurlements les plus affreux qu’une bête ait jamais poussés. La Princesse cache sa tête sous son oreiller et la fée des Lilas pleure des larmes grosses comme des pois. À la tombée de la nuit, le Roi pousse violemment la porte de la chambre. Il est torse nu et couvert de sang. Dans ses bras, il porte la peau de l’âne, son visage est ravagé par le chagrin et la colère. J’ai fait ce que vous vouliez, demain vous m’épouserez, dit-il en jetant l’âne rouge sur le lit blanc de sa fille. La porte claque derrière lui. La Princesse est figée d’horreur. La fée des Lilas se montre et dit : il faut fuir, maintenant. Où vous allez je ne peux pas vous accompagner. Mais prenez ceci : comme elle claque des doigts, un grand coffre apparaît, dans lequel elle met : les trois robes couleur de Temps, de Lune et de Soleil, les bijoux de la Princesse, ses parfums, le beau lustre en cristal, le parquet marqueté et les tapis et les tapisseries de sa chambre, ses livres, son vieux nounours auquel il manque un œil, sa crème à l’odeur de miel, ses petits chaussons rouges et sa broderie à peine commencée. Puis elle claque les doigts à nouveau et le coffre disparaît. Alors, elle donne à la Princesse le claquement de doigts : où que vous soyez, ce coffre vous trouvera. Claquez des doigts et il apparaîtra. Vous êtes une Princesse, mais pour l’instant ce déguisement vaut mieux que tout l’or du monde. La Peau d’âne vous protègera mieux qu’une armée de soldats. Et elle pose sur la tête de la Princesse, la tête de l’âne et elle l’enveloppe dans sa peau : partez vite et ne vous retournez pas. Et dans la nuit, Peau d’âne disparaît.

FIN DE LA PREMIÈRE SOIRÉE

Elle a marché plus loin qu’elle pouvait voir de la fenêtre de sa chambre, plus loin que ce qu’elle avait lu dans le Grand Atlas de la bibliothèque royale, plus loin que les contes qu’elle avait entendu raconter par les ménestrels de passage. Partout, les gens s’éloignaient d’elle avec une moue dégoûtée, on la moquait, on lui jetait parfois des œufs pourris ou des fruits gâtés, mais surtout des mots durs « La puante, la dégoûtante… », mais jamais, comme l’avait prédit la Fée des Lilas, jamais personne ne leva la main sur elle. Et elle passait son chemin.
Elle avait usé trois paires de chaussures de cuir, trois paires de chaussures de fer, trois paires de chaussures de bois et voilà qu’elle arrive dans un village où elle s’arrête. Sur la place, il y a une affreuse vieille, qui fait penser de loin à la fée des Lilas, une fée des Lilas mal cuite et mal fagotée. Et Peau d’âne lui demande un travail. Ouais, grogne l’affreuse vieille, il y a bien un travail pour quelqu’un dans ton genre. Les vieilles marmites toutes graisseuses, ben, il faut les laver. Et puis les cochons puants, il faut bien les nourrir et nettoyer leur bauge, ça ne se fait pas tout seul, ça c’est pas les cochons qui vont le faire. Et puis il y a les latrines, qui faudrait voir à récurer… (Dans les contes « Latrines » c’est le mot pour dire w.c). Et pour tout ça, tu vois, il faut une souillon comme toi. 
Si Peau d’âne accepte, c’est que la vieille paye bien, c’est-à-dire qu’elle lui donne ce dont elle a vraiment besoin. Tous les jours une assiette de soupe fade et nourrissante et pour les nuits, une cabane à l’orée de la forêt, une cabane qui ferme à clé. Alors bien sûr, il y a la semaine, les cris durs de la vieille jamais contente, le dégoût des filles, les moqueries des enfants, les sales blagues des hommes et le gras des vieilles marmites, le lisier des cochons et la puanteur des latrines. Mais il y a aussi le dimanche. Ah ! Le dimanche, Peau d’âne ferme sa porte à double tour, elle laisse la peau d’âne tomber de ses épaules, elle se lave avec soin jusqu’au bout des ongles et alors elle claque des doigts. Le coffre apparaît et dans sa minuscule cabane elle fait entrer toute sa chambre de Princesse : les trois robes couleur de Temps, de Lune et de Soleil, les bijoux de la Princesse, ses parfums, le beau lustre en cristal, le parquet marqueté et les tapis et les tapisseries de sa chambre, ses livres, son vieux nounours auquel il manque un œil, sa crème à l’odeur de miel, ses petits chaussons rouges et sa broderie à peine commencée qui représente le visage de celui qu’elle aimera.
Et puis la semaine à nouveau, et puis le dimanche, et la semaine, et le dimanche… Vous avez vu : l’habitude pas plus que le bonheur n’ont d’histoire. Heureusement, un dimanche, justement, le fils du Roi de ce pays-là, égaré par un cerf qu’il chasse, arrive au village. Immédiatement, l’affreuse vieille bricole une fête pour lui et ses hommes. On chante, on danse, on boit, on rit… Mais le Prince, lui n’aime pas le bruit. Il a les oreilles très sensibles. Alors, dès qu’il en a l’occasion, il s’éclipse de la fête et va faire un tour dans la forêt. Là, il fait ce que font tous les princes de contes : il se perd. Il se perd complètement et voilà la nuit qui vient et il n’a toujours pas retrouvé son chemin. Comme il entend des loups, il ne fait pas le malin, mais soudain il aperçoit une petite cabane pleine de lumière. Je vais demander mon chemin aux habitants se dit d’abord le Prince. Il s’approche, mais comme lui aussi a lu et entendu de nombreux contes, il se méfie. Et si c’était un ogre ? qu’il se dit. Alors, à pas feutrés il va jeter un œil discret par la petite fenêtre. Et là… Ça ne va pas du tout, car à l’intérieur de cette misérable petite cabane de rien, il y a une chambre royale ! Mais surtout, une jeune femme, la plus belle qui soit, dans une robe couleur… du Temps, c’est à dire de la nuit qui tombe. Elle est là, assise, à broder un visage qui ressemble au sien. C’est une fée. Obligé ! se dit-il. Elle tourne ses regards de son côté. Il se baisse, de justesse, et va l’observer mieux par le trou de la serrure. Il hésite mille fois à frapper, à entrer, mais tout son courage l’abandonne et il retourne en courant au village. Qui est cette sublime beauté, cette fée, cet ange qui habite dans la cabane à l’orée du bois, là-bas ? demande-t-il. L’affreuse vieille est morte de rire : olà, mon Prince, vous avez pris le soleil en chassant, ma foi ! Ou c’est le vin qui vous monte à la tête. Parce que dans la cabane là-bas, vit la plus répugnante, la plus dégoûtante de toutes mes servantes. La pire souillon qu’ait vue un cochon. La Peau d’âne, on l’appelle. C’est elle qui racle les vieilles marmites, qui nourrit les cochons, qui récure les latrines !
Le Prince sait bien ce qu’il a vu, mais autour de lui tout le monde rit. Alors, il n’en dit pas plus long, saute sur son cheval et rentre s’enfermer à double tour au château.

FIN DE LA DEUXIÈME SOIRÉE

Dans son château, le Prince a perdu le boire et le manger. Il n’a plus faim, ni soif, et quand il dort, ses rêves sont peuplés de femmes merveilleusement belles et d’ânes monstrueux. Au bout de quelques jours, sa mère, la Reine, commence à s’inquiéter. Elle va le voir, le supplie de manger. Un pâté ? Une tarte ? Des crêpes ? Un gros steak ? Des frites ? Tout ce qu’il voudra pourvu qu’il mange. Le Prince dit : je n’ai pas faim, et replonge la tête dans ses coussins. Les jours passent, il maigrit, la Reine ne quitte plus son chevet. Tout ce qu’il voudrait, elle le lui apporterait. Une mousse au chocolat ? Un sorbet à la mangue ? De l’ananas ? Tout ce qu’il voudra pourvu qu’il mange. Le Prince dit : je n’ai pas faim et replonge la tête dans ses coussins. Alors la Reine ne dit plus rien, mais la tristesse la plus terrible se lit dans ses yeux. Elle pleure silencieusement, près de son lit, tandis que le Prince s’affaiblit, s’affaiblit… Et puis, une nuit, dans un souffle, dans un rêve peut-être, il dit : je voudrais un gâteau fait par la Peau d’âne… Mais oui ! Mais oui ! dit la Reine au comble du bonheur. Mais qui est Peau d’âne, d’ailleurs ? Elle se renseigne auprès de ces hommes et finalement, un peu gênés, ils lui racontent l’affaire. La Reine n’est pas très enthousiasmée à l’idée que les mains dégoûtantes de cette fille fassent un gâteau pour son fils. Mais elle l’aime, et il va mourir s’il ne mange pas. C’est aussi simple que ça, parfois. Elle envoie un messager à l’affreuse vieille pour négocier un jour de congé pour que Peau d’âne puisse faire un gâteau pour le Prince. L’affreuse vieille non plus n’est pas enthousiasmée de donner à Peau d’âne un congé, mais puisque la Reine a cette idée…
Peau d’âne ferme sa porte à double tour, elle laisse la peau d’âne tomber de ses épaules, elle se lave avec soin jusqu’au bout des ongles et alors elle claque des doigts. Le coffre apparaît et dans sa minuscule cabane elle fait entrer toute sa chambre de Princesse : les trois robes couleur de Temps, de Lune et de Soleil, les bijoux de la Princesse, ses parfums, le beau lustre en cristal, le parquet marqueté et les tapis et les tapisseries de sa chambre, ses livres, son vieux nounours auquel il manque un œil, sa crème à l’odeur de miel, ses petits chaussons rouges et sa broderie bientôt terminée. Elle met sa robe couleur de lune et avec ses ustensiles à pâtisserie en or (que la fée des Lilas, prévoyante, avait mis dans le coffre), elle fait un gâteau pour son Prince. Quand la pâte est prête, ruse ou négligence, l’anneau qu’elle porte au petit doigt glisse dedans. Quand le gâteau est cuit, claquement de doigt et chambre qui disparaît, elle déverrouille sa porte et revêtue de la peau d’âne, elle le confie au messager. Quand on apporte le gâteau au Prince, il s’enferme dans sa chambre à double tour pour le manger. La première bouchée se pose sur sa langue avec la douceur de lait de la main de Peau d’âne, la deuxième bouchée glisse dans sa gorge comme le miel des cheveux d’or de Peau d’âne, la troisième bouchée remplit ses poumons de la fraîcheur du souffle de Peau d’âne… et la quatrième, et la cinquième, il mange de plus en plus vite, de plus en plus goulûment, et la dernière bouchée, l’étrangle. Heureusement, heureusement, ce Prince-là savait faire le cochon pendu, sans quoi il était perdu ! Il crache et s’aperçoit que c’était un anneau d’or qui lui était resté en travers de la gorge. Il est si minusculement petit, si petitement minuscule. Il devine tout de suite qu’il appartient à la Peau d’âne et le cache sous son oreiller comme un talisman, persuadé qu’il va le guérir. Mais au matin, c’est bien pire. Et les jours et les nuits de tourments reprennent de plus belle. La Reine est désespérée. Elle le supplie de lui parler. Mais le Prince secoue la tête et ne dit rien, rien, rien. Une nuit qu’il est au bord de mourir, il lui vient une idée : Mère, dit-il, je voudrais me marier ! Vous marier, mon fils ? Mais quelle merveilleuse idée ! Mère, dit-il, je voudrais me marier avec celle qui pourra passer cet anneau à son doigt ! Mais tout ce que vous voudrez, pourvu que vous viviez !
Un long défilé de dames commence au château, toutes les princesses des environs viennent essayer l’anneau, mais c’est toujours non. Trop minusculement petit, si ridiculement minuscule. Qu’à cela ne tienne, on envoie chercher des princesses et des reines par delà les mers et les montagnes. Mais l’anneau ne va jamais. On convoque les duchesses, les comtesses, les marquises, les baronnes… Sans plus de succès. Le Prince commence à perdre patience, on essaie les roturières, les paysannes, les courtisanes, les marchandes de tisanes… Le Prince, le front contre la fenêtre ne regarde même plus les essayages. Enfin un jour, la Reine dit : c’est fini. Comment cela ? demande le Prince. Toutes les femmes de la terre, nous les avons vues, et passer votre anneau, aucune ne l’a pu. Toutes les femmes ne sont pas venues, rétorque le Prince. Je vous jure mon fils, que nous les avons toutes vues. Dans la gorge du Prince, quelque chose est coincé. Il n’arrive plus à respirer, ses yeux se remplissent de larmes, toute la cour est tétanisée. Puis tout à coup, il crie : celle qu’on appelle la Peau d’âne, elle n’est pas venue. Et comme si elle n’attendait que cela, elle entre, la Peau d’âne, dans la salle du Trône. Les courtisans se bouchent le nez, les belles dames s’évanouissent, la Reine ouvre des yeux comme des soucoupes. Mais le Prince, lui, se saisit de l’anneau minusculement petit, si ridiculement minuscule, posé sur un coussin de velours rouge et s’approche de la Peau d’âne avec un beau sourire. Puis, il se met à genoux devant elle, et tout le monde marmonne « Oh ! ». Et avec une infinie douceur, il lui passe au petit doigt l’anneau minusculement petit, si ridiculement minuscule, sans l’ombre d’un problème. Tout le monde s’exclame « Oh ! ». Mais le Prince dit : Mère, voilà ma femme. Et comme Peau d’âne n’est pas méchante, elle ne fait pas durer le supplice de la Reine trop longtemps et laissant glisser la peau de l’âne au sol, elle apparaît dans toute la gloire de sa robe couleur de soleil. Tout le monde murmure « Oh ! ».
Ils se marient vous pensez bien, et ils ont beaucoup d’enfants, ou ils en adoptent, ou ils jouent avec ceux de leurs amis. En tous cas, ils se débrouillent pour être très heureux et quand ils n’y arrivent pas, ils essaient au moins d’être joyeux.
Le père de la Princesse, revenu depuis longtemps de sa folie, apprenant ce mariage, la supplie de lui pardonner ses actions passées. Et Peau d’âne pardonne bien volontiers. On dit que le vieux Roi a épousé la fée des Lilas, mais ça, ça ne se peut pas : parce que les fées n’épousent pas les êtres humains. Alors, n’attendez pas d’en avoir rencontré une pour être heureux en amour.

FIN DE LA TROISIÈME SOIRÉE

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