Être drôle | Vie Parisienne
Nous répétons depuis quelques semaines La Vie parisienne d’Offenbach. Un élève me dit pendant une répétition : En fait, il ne faut pas chercher à faire rire. Sur le moment, j’ai un geste d’impuissance. Son épiphanie méritait mieux que ça. Techniquement, nous ne pouvons pas chercher à faire rire, parce que nous n’avons pas le temps de faire ça. Dans la comédie, où tout va si vite, où les calamités pleuvent sur les protagonistes, il n’y a rien à faire, qu’à se laisser porter, traverser par ce flot. L’image terriblement amusante d’un personnage qui essaie de colmater une fuite avec sa main, puis ses mains, puis ses pieds, et sa tête. Le héros tragique, lui, attend le Sort, il lui offre son poitrail dénudé, tout en courage ou en soumission. Le personnage comique ne reconnait pas d’autorité supérieure pour présider à son destin — le mot d’ailleurs le ferait rire comme une sottise ou un trait d’esprit — à part, éventuellement, la faute-à-pas-d’chance, cousine de province du Fatum, et il aggrave son cas à chaque pas. Avec obstination, talent, science. En lieu et place d’un meurtre, d’un inceste, d’un cannibalisme… le personnage comique a une idée à la con, à laquelle rien ne le contraint. Cette idée va faire rire. Et le point d’honneur que le personnage comique va mettre à la suivre jusqu’au bout. Donc, il n’y a rien à jouer, à part la détermination de l’amener à son terme, alors que dès le départ elle lui semble formidablement mauvaise. Ou pour le moins douteuse. J’aime particulièrement la représentation sur le théâtre de ce moment très humain où l’on fait exactement ce qu’il ne faut pas faire, non parce que les Dieux nous tiennent dans une ignorance cruelle, mais parce que nous ne voulons obstinément pas le savoir. Dans la vacuité de la vie de bâtons de chaises de Bobinet et de Gardefeu, la trahison de Metella est insupportable et pour combler le vide qu’elle ouvre, ils vont prendre la première idée à la con qui se présente. La trahison de Metella ? Enfin l’infidélité, c’est-à-dire l’exercice de son métier de prostituée (comme son nom l’indique), qui rappelons-le consiste à gagner sa vie en couchant avec des hommes. On a tendance à considérer que si Metella n’offre pas d’exclusivité à Gardefeu, ou à Bobinet, c’est principalement pour fournir un prétexte au livret, et par extension à l’œuvre. Un prétexte pour faire rire, sans nul doute. Pourtant, si on considère la condition des courtisanes au XIXe comme de nos jours, force est de constater que ce n’est pas un métier d’avenir et que le présent y est fort court. Metella, si par un hasard proprement extraordinaire, elle échappait à la tuberculose, à la vérole et à la syphilis, aux avortements et aux violences fantaisistes de certains de ses clients, n’a pas dix ans pour se faire un bas de laine, dans une ville où elle doit mener grand train pour rester la perle des maitresses. Où trouver le temps de chercher à faire rire quand on est prise dans cette course à l’abîme et que le peu de temps que nous laissent les répétitions est consacré à la lecture attentive de Grandeur et Misères des Courtisanes de Balzac ? D’autant que tout ça n’empêche pas le sentiment. Une scène de rupture reste une scène de rupture, avec sa médiocrité, son amertume, son reviens-y, sa rage, bref : sa violence. Devoir admettre qu’on n’a plus les moyens de paraître au bras d’une femme convoitée de tous, qu’on est plus que ce gandin/ Qui, plein de chic, mais/ indigent/ Au fond de la loge se cache/ Et dit, en mordant sa moustache/Où diable trouver de l’argent ? c’est la honte ou l’angoisse. Comprendre que sous la tenue d’un domestique, d’un guide, on n’est pas même regardé par une femme qui autrement rougirait à l’énoncé de votre nom, quel bûcher pour la Vanité. Alors on peut toujours chercher à jouer l’encanaillement général sous prétexte de légèreté, oublier qu’Offenbach était le seul compositeur français joué en URSS tant on estimait sa satire sociale, sa critique du capitalisme. On peut toujours chercher à faire rire. Mais je professe qu’il vaut accepter d’être drôle. Drôle comme disent nos voisins Belges. Drôle, étrange, inquiété, loin de chez soi, l’acteur et le personnage, sans filet, fétu de rien sur la Seine en crue.
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