25Jan2025

Par cœur : être ou savoir? (archives)

Ces derniers mois, je joue. Je retourne dans ma tête et dans mon corps la question du « par cœur ». Ou plutôt cette question me travaille le corps et la tête, déshabitués de cet exercice par la pratique plus fréquente de la mise en scène où le par cœur revêt un autre aspect pour moi. Je finis toujours par savoir plus ou moins à la lettre le texte chanté. Je ne l’apprends pas, il s’imprime comme une langue maternelle, les sonorités s’associent au sens, très tôt maîtrisé lui. À terme, comme c’est le cas en ce moment lors des répétitions de Zauberflöte au CNSM, je peux, peu ou prou, dépanner sur un rôle en l’absence du chanteur, montrer des exemples sans avoir la partition sous les yeux. Cette connaissance produit souvent un effet bœuf sur les étudiants, d’autant que je la gonfle pour la faire aussi grosse de ma technique de jeu, de mon sens de la situation, si fait qu’ils sont parfois persuadés que je connais « tout par cœur ». Dans ces cas là les étudiants me font l’effet de ces enfants figurants sur l’Italienne à Alger qui m’appelait « Emma la cheffe de tout ». Il va de soi que je tire de ces consécrations un certain plaisir doublé d’une forte odeur de fumée…

Mais je ne suis pas, en vérité, par cœur. Par cœur signifie, appris dans ce but dans un tête à tête impitoyable avec le texte. Chaque fois que je me trompe (une inversion, un mot pour un autre…), je trahis et je me perds, je sors du chemin tracé à l’encre par un auteur très cher à mon cœur, justement. J’ai suffisamment de cordes à mon arc pour ne jamais devoir apprendre sans aimer ce que j’apprends et de là, je sens bien que le « par cœur » sera toujours pour moi le geste d’une intimité totale. Cette intimité est rarement perçue par les étudiants chanteurs qui ingurgitent des quantités de partitions pour toutes sortes de classes, concerts et auditions. Quelques heures de questionnements et de réflexions sur ce sujet feraient une pause salutaire dans leur course studieuse et les enrichiraient de ce qu’ils apprennent, au lieu de les déposséder de leur temps. La méthodologie de l’apprentissage est également une question centrale. Apprendre à apprendre. Ne pas subir indéfiniment ce temps d’étude selon le bon vieux schéma qui s’est mis en place bon an mal an depuis les récitations de l’école primaire. La mémoire fait le lit de la représentation à venir, de toute la compréhension du texte dont nous serons capables. Une compréhension et une interprétation qui ne sont pas le seul fait de l’intellect, mais aussi de l’émotionnel et des muscles. Aujourd’hui, j’ai repris Les chansons de Bilitis de Pierre Louys à l’Opéra de Zürich. J’avais appris le texte pour un concert en 2003. C’est-à-dire que je commence à être dans le niveau de mémoire qui me plaît. Et je constate deux choses. La première, c’est l’impression de valeur (ajoutée) que m’apporte ce type de mémoire. Non seulement je sais ce que j’apprends par cœur, mais je le deviens et passé un certain temps, une certaine décantation, je le suis. La seconde, c’est la fascination immédiate du public et des instrumentistes pour ce « par cœur ». Le public s’arrête souvent à l’exploit technique de retenir quelques lignes, quelques pages… quand on sent son esprit encore effrayé des lointaines Fables de Lafontaine et autres tables de multiplication, les unes et les autres à la même enseigne de l’ennui et de l’absurde. Les instrumentistes eux voient la joie et la liberté de celui qui est « par cœur ». Ils ont raison : cela change tout, alors pourquoi s’y intéressent-ils si peu ? Par manque de temps, sûrement, mais quel être humain pourrait se satisfaire de cette illusoire réponse ? J’espère avoir l’opportunité de travailler cette question de la mémoire avec des chambristes par exemple, mais aussi avec des accompagnateurs et même avec un petit orchestre…

Zurich, novembre 2010

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