— Madame vous allez raconter l’histoire…
— … ?
— Quand vous parlez de l’aiôn, vous racontez l’histoire.
— Excuse-moi, Iuliana, mais je crois que c’est toi à présent qui va la raconter parce que je ne vois pas de quelle histoire tu parles.
— Mais si ! Celle qui va avec l’aiôn des grecs !
— … Celle de l’Arlequin du Piccolo Teatro ?
— Non, celle dont vous ne pouvez pas avoir oublié les paroles…
— Aaaaaaah ! Celle-là.
— Oui, racontez-là !
— Non, c’est à toi, à présent.
— Encore une fois.
Alors je raconte l’histoire : Quand le Baal Shem Tov fut sur le point de mourir (là, je geins), il fit venir autour de son lit tous ses disciples. Il leur dit : « Bon, je vais mourir. » (ça, je le dis toujours très directement, parce que dans mon esprit, le Baal Shem Tov ne tergiverse pas). Les disciples pleurent bruyamment. (Je fais les lamentations des disciples…) « Oui, je vais mourir » (Je redouble les lamentations ce qui énerve un peu le Baal Shem Ton qui aimerait bien aller jusqu’au bout avant d’être arrivé au bout) « Je vais mourir, mais vous m’avez vu faire, tout se passera bien. Vous avez vu où je vais dans la forêt, comment je fais le feu, vous vous souvenez des paroles. Dieu vient à chaque fois. » (Je n’insiste pas trop à l’écrit, mais vous imaginez bien que les disciples à chaque évocation du passé sanglotent comme des veaux, interrompant le Baal Shem Tov qui fait des efforts désespérés pour garder sa morgue). « Quand je serai mort (…) Vous irez là-bas, vous ferez le feu, vous direz les paroles et Dieu viendra, à chaque fois ». Et là, il meurt. On fait de la place pour son âme. Et puis on le lave, on le veille et enfin on l’enterre. Ensuite, les disciples sont terrifiés. Mais ils prennent leur courage à deux mains, ils vont dans la forêt, allument consciencieusement le feu, disent méthodiquement les paroles, tout raides et appliqués et Dieu vient. D’ailleurs, il vient à chaque fois, qu’ils font ça. Mais à la génération suivante, on a oublié pour le feu. Comment ça se faisait précisément. C’est l’occasion de beaucoup de colère cet oubli. Mais l’endroit dans la forêt, ça s’est clair et les paroles aussi. Donc, ils y vont, ils bricolent un petit feu pas terrible, ils disent les paroles avec une ardeur redoublée et Dieu vient, à chaque fois. Mais à la génération d’après, la forêt a été débitée pour faire des allumettes et on a construit des tas de petites maisons toutes semblables dont seul le numéro diffère. De la forêt à proprement parler, il ne reste pas grand-chose et on ne sait même pas si ce reste est le bon. Mais on y va, on trouve un arbre, on bidouille un petit feu minable et on dit les paroles avec émotion, parce qu’elles sont tout ce qui reste, et Dieu vient, à chaque fois. Mais maintenant nous voilà nous, et la forêt où est-elle ? Notre feu fume quand ce n’est pas nous qui fumons notre feu et les paroles ont été oubliées à force d’être couvertes et recouvertes par le bruit. Mais je raconte cette histoire et Dieu vient, à chaque fois.
À toi…
On trouve dans l’Anthologie permanente de Poezibao, la version de Roberto Juaroz de cette histoire, assortie de son commentaire : Qu’il soit ou non question de Dieu, la réalité a produit l’homme parce quelque chose en elle, tout au fond, mystérieusement, réclame des histoires. Autrement dit, il semble y avoir, au tréfonds du réel, une demande de narration, d’illumination, de vision et peut-être d’argument à laquelle les hommes doivent pourvoir, qu’il y ait ou n’y ait pas d’autre sens. Il ne s’agit pas de l’histoire au sens vulgaire du terme, l’histoire de l’historiographie, semée de crimes et d’aberrations, mais de cet enchaînement secret de faits profonds qui constitue la véritable histoire de l’humanité — et peut-être davantage. J’ai toujours pensé la poésie comme la plus éminente manifestation de cette histoire occulte des hommes et de la correspondance ineffable avec la réalité qui s’y révèle, au-delà du gonflement du simple temps linéaire, au-delà des formules et des systèmes qui codifient la connaissance, la prière, le regard, le geste, le lieu, l’amour, le bois et même le feu. je crois en outre que la réalité et la poésie, telles qu’elles se présentent à l’homme, exigent un détachement graduel, un dépouillement progressif, une croissante mise à nu, comme dans la parabole hassidique, afin de nous approcher du noyau essentiel de ce qu’il y a ou de ce qui existe, de ce qui est ou nous paraît être. » R. Juarroz, Poésie et réalité, Lettres vives (trad. J. Cl. Masson, 1999), 2e édition, p. 9-10