Voilà bientôt deux ans que je tiens un journal de poésie. Un poème chaque jour, éphéméride intérieure. Cette régularité je l’ai longtemps souhaitée, depuis l’enfance. Je me suis endormie sur des essais de journaux de fin de journée, cassé la tête sur ces matins trop pressés pour s’assoir à une table, et plus encore devant ces temps morts qui auraient dû permettre ce geste si désiré et qui l’évitait dans des errances urbaines à demi conscientes. Des boîtes de cahiers entamés et perdus, même pour des listes de tâches, tiennent le compte de cette ambition…
Suavement rongée de culpabilité mystérieuse devant cet échec quotidien, que rien n’expliquait vraiment, pas même la paresse, je mettais un point de déshonneur à sans cesse recommencer à échouer. Il m’en a fallu du temps pour comprendre qu’écrire chaque jour n’était pas une fin en soi, mais un commencement ! Une initiation. En comparaison à l’écriture quotidienne, le journal de poésie semblait une modeste entreprise. Ce qu’il est.
Souvent on me demande où je trouve tous ces poèmes… Le problème est rarement de trouver un poème. Il arrive parfois qu’il se refuse et que je doive écumer les pages virtuelles ou non pour dégotter celui avec lequel je suis d’accord. Mais c’est rare. La plupart du temps les poèmes se présentent en foule d’intérêt. J’imagine que quand on s’intéresse aux champignons ont apprend à savoir où ils se trouvent. Disons que je connais des coins à poèmes, dont je ne fais pas secret.
De nombreuses questions se sont posées à moi dans cette aventure de la dose quotidienne de poésie… Est-il décent de poster un poème le jour où on quitte la personne avec qui on partage sa vie ? Le jour où les héros de son enfance se font assassiner ? Le jour où l’on apprend la maladie trop sérieuse d’un proche ? Pourquoi donner ce journal en partage ? Comment supporter d’apporter une si petite pierre au progrès de l’humanité ? Comment quitter l’actualité pour l’instant intérieur ? Comment accepter la surprise de cet instant ? Joie au milieu de la peine, douleur au milieu de la joie, le vide sans spleen… ? Comment supporter de lire, jour après jour, qu’on n’est pas celle que l’on croyait ?
De nombreuses et riches réponses sont venues. Parfois seules, parfois accompagnées par un ami.
Il y a mille raisons d’aimer un poème, de le partager. La peur d’un jugement sur le goût, l’obligation de pertinence, la spéculation sur les sensibilités… tout cela a disparu devant la régularité du geste, mais surtout dans l’émerveillement poétique.
Certains poètes sont des réguliers de la dose. Une lectrice fidèle avait fait des statistiques après quelques mois… Témoignage d’une si grande amitié !… Et l’importante présence de Goffette, de Tranströmer et de Bonnefoy m’avait rappelée qu’il faut « tuer ses chéris » et aller de l’avant.
J’ai pensé un moment que ce journal par d’autres était une forme de tricherie. Mais encore une fois, l’aventure l’a emporté sur le jugement.
Et puis les étirements matinaux de l’esprit sont arrivés. La pratique de la poésie, dans son humilité est une forme de courtoisie. Comme apprendre la langue que parlent nos amis étrangers, s’impose le jour où l’on souhaite que s’approfondisse cette amitié. La seule réciprocité possible, celle qui s’approche de l’égalité en acceptant la différence.
Un ami a remarqué mes 3 premiers vers du lever et a salué ces débuts de poésie pratique. Pour moi, il s’agissait seulement d’un étirement matinal de l’esprit et son enthousiasme en a fait un mot d’ordre. Sans que je m’en aperçoive, un micro-journal, fait de ces micro-poèmes a commencé à s’élaborer. Chaque jour, écrire 3 vers 5-8-5 sur la première chose vue vraiment. Il faut admettre que certains jours mes yeux restent clos sur le monde. D’autres fois, ils s’ouvrent en milieu d’après-midi. 5-8-5. Là encore, il y a des compagnons de route, qui prouvent par le rythme de leurs pieds, qu’on est bien en chemin. J’essaierai une autre fois de décrire la subtilité de ces compagnonnages, leur importance sans contrainte…
Alors un jour, l’autre journal a enfin pu commencer à s’écrire. Il commence invariablement par : « Posté hier un poème de… ». Il est l’exact contraire du journal du lendemain que chacun rêve de posséder. Le journal de la veille. Veiller et être éveillée, c’est le thème.
Depuis quelques semaines, à peine, voici le dernier effet attendu, désespéré puis advenu de cette aventure. Timidement, mais fermement, certains poèmes demandent à être appris. Je ne voyais pas comment choisir et la liste était longue, mais ceux qui le souhaitent vraiment savent se faire (re) connaître. Ithaque de Konstantinos Petrou Cavafy , dans la traduction de Yourcenar et plus récemment Crépuscule d’Osama Khalil Aldiab, traduit par Shiraz al Faraj et Annie Salager .
Ainsi, la dose certaine de poésie est passée dans le sang. Avec le temps.
E.C